Page:Affaire des déportés de la Martinique, 1824.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impossible d’étayer de la moindre preuve, et qui flétrissait la mémoire d’une femme descendue dans la tombe depuis vingt-cinq ans, dut attirer au moins des réprimandes à celui qui en était l’auteur, d’autant plus qu’il existait des titres authentiques par lesquels rien ne pouvait priver ces enfans de couleur libres d’une propriété dont leurs ancêtres avaient joui pendant trente ans sans contestation quelconque ; Qu’arriva-t-il ? l’homme à priviléges fit annuler ces titres, s’empara de la propriété au nom de ses pupilles ; et les héritiers légitimes, qui ont été dépossédés, finiront indubitablement leur existence dans la misère et les larmes.

Mais les abus révoltans sur lesquels nous avons à gémir ne se bornent pas à ceux que nous venons de retracer. Il existe dans nos colonies des milliers d’individus de couleur, placés dans une catégorie d’esclavage et de liberté vraiment effrayante[1]. Combien n’a-t-on pas vu de ces demi-libres qui, pour n’être pas vendus par le gouvernement en qualité d’épave[2], sont forcés de se faire inscrire parmi les esclaves d’un homme libre, dont la mauvaise foi lui ravit souvent les moyens d’obtenir la liberté, ou la mort le livre à un héritier qui, foulant aux pieds les lois de la justice et de l’humanité, s’arroge le droit de les vendre comme esclaves, lui et ses enfans.

Les semi-libres ont deux voies, il est vrai, pour obtenir du gouvernement la ratification de leur liberté ; l’une consiste à l’acheter, et l’autre à servir pendant huit ans parmi les pionniers, d’où sont nécessairement exclus les enfans, les vieillards et ceux qui manquent de protecteurs. Mais comment l’acheter cette ratification ? Elle coûtait six cents livres coloniales sous M. Béhague ; et si le général Rochambaud réduisit cette somme, elle fut, par une ordonnance ministérielle de 1805, non-seulement fixée de 1,500 à 4,000 livres ; mais, qui plus est, d’après cette même ordonnance, le capitaine-général Vilaret-Joyeuse, au mépris des choses faites et exécutées, annula toutes les libertés obtenues sous le général Rochambaud libertés qu’avait respectées le gouvernement anglais, et qu’avait sanctionnées un laps de treize années ; et tous ceux à qui il fut impossible de donner les 1,500 ou 4,000 livres, furent vendus comme épaves aux enchères publiques.

  1. Les enfans issus d’un homme libre et d’une femme esclave sont libres par cela même qu’ils n’ont point de maître. Cependant ils sont censés être esclaves tant que le gouvernement n’a pas ratifié leur liberté, et peuvent par conséquent être vendus comme épaves.
  2. On appelle épave celui qui n’a point de maître, et dont la liberté n’a pas été ratifiée. Le gouvernement fait vendre à son bénéfice les personnes qui sont dans cette catégorie.