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TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

scribe, sinon leur fixation définitive, du moins un temps d’arrêt dans leur lente évolution. Le travail des premiers logographes ou chroniqueurs consiste à recueillir et à enregistrer l’écho naïf des siècles qui les touchent immédiatement. Après eux, l’histoire savante et raisonneuse reprend ce travail en sous-œuvre ; en même temps qu’elle relit les textes et qu’elle les critique, elle continue d’interroger la conscience du genre humain, pour lui arracher, si possible, de nouveaux secrets. Ainsi une pensée vivante collabore avec les textes écrits, pour faire toujours plus de lumière sur le passé, et pénétrer plus avant dans ce mystère des origines, qui exerce sur nos esprits une si puissante fascination.

Un exemple tout à fait unique de cette collaboration nous est offert par l’histoire de la doctrine chrétienne. Confiées par le Christ à un magistère vivant, les vérités du salut montrent, réalisée indissolublement, l’alliance d’un texte écrit et d’une pensée qui l’explique. L’un et l’autre sont un legs du passé ; c’est pourquoi la doctrine chrétienne tout entière est, au sens rigoureux du mot, une tradition. Laissant de côté les précisions qu’on peut introduire utilement entre la parole de Dieu consignée dans les Livres saints et la tradition orale qui commente et au besoin complète l’Ecriture, nous prendrons ici le mot Tradition dans son acception la plus large, comme la totalité du fonds doctrinal légué par le Christ à ses Apôtres. De la Tradition chrétienne ainsi entendue, nous chercherons à ressaisir l’idée exacte dans le Nouveau Testament ; puis nous étudierons les caractères que lui ont assignés les anciens docteurs ; nous nous demanderons enfin sous quel aspect elle se présente à nous aujourd’hui, et quelle en est l’économie voulue par Dieu

II. L’âge apostolique.

On sait les recommandations de saint Paul à Timothée (I Tim., vi, 20. 21 ; II Tim., i, 13, 14 ; ii, 2 ; iii, 14) :

« O Timothée, garde le dépôt, évitant les discours vains et profanes, et les controverses d’une science qui ne mérite pas ce nom ; c’est pour en avoir fait profession que quelques-uns ont erré dans la foi… Conserve dans la foi et dans la charité qui est en Jésus-Christ la forme des saines paroles que tu as reçues de moi. Garde le bon dépôt, par le Saint-Esprit qui habite en nous… Et ce que tu as entendu de moi en présence de beaucoup de témoins, confiele à des hommes fidèles, qui soient capables de l’enseigner aussi à d’autres… Pour toi, demeure dans les choses que tu as apprises, et dont tu as la certitude, sachant de qui tu les as apprises. »

Ce mot d’ordre, laissé par l’Apôtre à son fidèle disciple, caractérise exactement la situation des jeunes Eglises chrétiennes, au lendemain de leur fondation. La doctrine qu’elles ont reçue, elles doivent la transmettre intégralement aux générations suivantes, en se gardant des nouveautés dangereuses. Cette doctrine, qui est celle du Christ, saint Paul n’invite pas Timothée à en chercher dans un livre l’expression adéquate : bien plutôt le disciple descendra-t-il en son cœur, pour y retrouver la forme authentique des saines paroles de l’apôtre. C’est que, avant d’être écrit, l’Évangile fut vécu par ceux qui portèrent les premiers le nom de chrétiens. Le Maître avait dit aux siens (loan., xvi, 12-15) : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter à présent. Quand le Paraclet, l’Esprit de vérité sera venu, il vous guidera dans toute la vérité. Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, parce qu’il prendra ce qui est à moi et il vous l’annoncera. Tout ce que le Père a, est à moi. C’est pourquoi j’ai dit qu’il prendra de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera. » Et il les avait envoyés prêcher l’Évangile à toute créature (Marc, xvi, 15), faire part aux hommes de tous ses enseignements (Matt., xxviii, 20). Ce que Jésus avait ébauché au cours de sa prédication, l’Esprit Saint devait le parfaire : les Apôtres apprendraient de lui tout ce qui était nécessaire à leur mission surnaturelle. Au lendemain de la Pentecôte, l’œuvre avait atteint son couronnement : la révélation chrétienne était définitivement close. Ceux qui en avaient reçu le dépôt ne se hâtèrent pas d’en rédiger par écrit la somme ; mais tantôt par des exhortations familières, tantôt par les écrits de circonstance que réclamaient les besoins des Églises naissantes, ils firent part de leur plénitude à ceux qu’ils venaient d’engendrer à Jésus-Christ. Ainsi prit naissance, à côté des Évangiles canoniques, une littérature épistolaire, qui, sans prétendre épuiser les leçons apprises à l’école du Maître, nous en montre l’application à des cas concrets. En même temps qu’il instruit, qu’il dirige ou qu’il reprend, l’Apôtre revient sur ce caractère essentiellement traditionnel de l’enseignement qu’il dispense au nom du Christ, sur la sainteté du dépôt transmis. S’il faut rappeler aux Corinthiens l’institution de la Cène du Seigneur, il commence par s’autoriser d’une révélation expresse(I Cor., xi, 23) : « Car, pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai aussi transmis… » S’il faut prémunir les Romains contre les faux frères qui cherchent à les séduire, il écrit (Rom., xvi, 17) : « Je vous exhorte, mes frères, à prendre garde à ceux qui causent les divisions et les scandales, en s’écartant de l’enseignement que vous avez reçu ; éloignez-vous d’eux. » Mêmes exhortations, et plus pressantes, dans l’épître aux Galates (Gal., i, 6-12) : « Je m’étonne que vous vous laissiez détourner si vite de celui qui vous a appelés en la grâce de Jésus-Christ, pour passer à un autre Évangile ; non qu’il y ait un autre Évangile ; mais il y a des gens qui vous troublent et qui veulent pervertir l’Évangile du Christ. Mais quand nous-même, quand un ange du ciel vous annoncerait un autre Évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème ! En ce moment est-ce la faveur des hommes que je me concilie, ou celle de Dieu ? Est-ce aux hommes que je cherche à plaire ? Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Je vous le déclare, mes frères, l’Évangile que j’ai prêché n’est pas de l’homme, car ce n’est pas d’un homme que je l’ai appris ; je l’ai appris par une révélation de Jésus-Christ. » Les Apôtres avaient transmis fidèlement les enseignements de l’Esprit de Dieu. Quand, à leur tour, ils disparurent, l’Église catholique — c’est le nom que lui donne, dès le commencement du deuxième siècle, saint Ignace d’Antioche, — était devenue dépositaire des trésors de la doctrine. Les charismes personnels, départis par l’Esprit Saint aux douze, s’étaient partiellement résorbés dans l’unité de l’Eglise. C’est à l’Eglise qu’il appartient désormais de trancher sans appel les litiges en matière de foi. Appuyée qu’elle est sur la pierre où le Christ l’a fondée, gardienne de la lettre des Ecritures apostoliques, héritière de la Tradition des Apôtres (II Thess., ii, 15 : Στήκετε, καὶ κρατεῖτε τὰς παραδόσεις ἂς ἐδιδάχθητε, εἴτε διὰ λόγου εἴτε δὶ ἐπιστολῆς ἡμων. Ibid., III, 6 : τὴν ἥαράδοσιν ἥν παρελάβοσαν παρ’ ἡμῶν), l’Eglise poursuivra l’œuvre à travers le temps, forte de la parole du Christ qui lui a promis d’être avec elle jusqu’à la consommation des siècles. La Tradition qu’elle a reçue est, en même temps que le lien de son unité, le fondement de son espérance.