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PRAGMATISME

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assure nullement de l’action de la connaissance sur les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. Dirat-on que si quelqu’un, tombant du cinquième étage sur le pavé, se brise la tête, c’est que, malheureusement pour Un, l’humanité a pris l’habitude de se représenter ce qu’elle appelle les corps sous les catégories de force et de résistance ? Ce serait absurde.

Acceptons pourtant cette absurdité et entendons la thèse au second sens : notre connaissance transforme directement la réalité d’une manière non seulement subjective, mais objective. Cette fois nous nous heurtons à une contradiction. Si le monde était primitivement indéterminé dans toute son étendue, comment l’homme en est-il sorti ? Comment l’évolution a-t-elle commence ? Comment la conscience a-t-elle pu apparaître ? Donnons-nous la conscience ; si elle était elle-même indéterminée à l’origine, comment a-t-elle pu qualilier l’univers, lui imposer des formes ? Et si elle avait des caractères délinis, d’où les tenait-elle ? L’erreur des pragmatistes est de ne pas se souvenir que l’homme, faisant partie du monde, ne pouvant être détaché de ce milieu, du point de vue de l’évolutionnisme intégral moins que de tout autre, doit suivre la condition de l’univers. Si le inonde est déterminé, l’homme peut y surgir avec des attributs distincts ; mais, si le monde est sans forme aucune, non seulement l’homme est indéterminé, mais il est impossible. Tout au moins, pour le rendre possible, faudrait-il supposer une cause de détermination transcendante au monde, sans quoi l’évolution demeure inintelligible. Ainsi, la thèse de la plasticité totale du monde aboutit à une impasse, et le seul moyen de sortir d’affaire, c’est d’admettre que le réel a toujours possédé une certaine structure. Or, si cette structure existe, pour que notre action réussisse, nous devons en tenir compte. Doués de conscience, en tenir compte, signiiie pour nous, d’abord, la connaître. Supposons que cette connaissance l’eût déformée notablement sous la pression de nos désirs, toute adaptation serait devenue impossible : actuellement aucun homme ne devrait exister. Aussi est-il indispensable que nos idées reproduisent, assez exactement les traits qui caractérisent le réel, et plus elles s’en rapprochent, plus elles augmentent nos chances de succès.

Il y a donc une limite certaine, bien que variable suivant les cas, à l’influence de nos désirs sur nos idées. Sans doute, le dessein qui préside à une recherche fixe le sens précis des concepts dont nous faisons usa< ;e en cette occasion, mais il n’en fournit pas le contenu entier. Les éléments qu’ils renferment peuvent être arrangés suivant une combinaison que la réalité ne nous a pas montrée, ces éléments ne sont pas cependant une création de nos désirs. Echappant à la domination des tendances individuelles, ces facteurs constituent la base de l’accord social entre tous les esprits. Ce sont eux qui ont permis la formation du langage et permettent toujours les définitions du dictionnaire. Ce sont eux encore qui rendent possible une logique abstraite, universellement valable.

De là vient aussi que certaines propositions très générales s’imposent à nous sans que nous ayons besoin, pour en établir la vérité, de recourir aux conséquences qui peuvent en découler. Nous savons d’avance que ces propositions sont applicables, et qu’une action guidée par elles réussirait toujours, si elles étaient seules en jeu. C’est qu’en effet le rapport nécessaire qu’une analyse très facile nous fail découvrir entre les idées qui constituent ces principes est en même temps une loi de la réalité. Si nos images et nos concepts dépendaient presque

uniquement de nos désirs, les affirmations les plus générales, comme les propositions particulières, seraient de simples postulats, qui ne s’élèveraient que peu à peu au rang d’axiomes, après des expériences mille fois répétées et constamment heureuses.

Mais, nous l’avons vu, l’hypothèse d’un univers primitivement amorphe est contradictoire ; la structure du monde influe nécessairement surcelle de nos idées, car c’est la condition de l’adaptation de l’être intelligent à son milieu et cette influence se traduit par une ressemblance ou, tout au moins, en cet tains cas, une analogie entre nos idéeset les choses. Aussi, lorsque deux concepts s’impliquent réciproquement ou que l’un est inclus dans l’autre, nous n’avons pas besoin de l’expérience pour savoir que les réalités auxquelles correspondent ces concepts offriront quelque chose de semblable. Par ailleurs, nous sommes également certains qu’il existe des êtres auxquels ces idées s’appliquent, sans cela elles n’eussent pas été formées. Quand j’affirme que le tout est plus grand que sa partie, je sais qu’il y a des touts et des parties, puisque les idées que j’en ai en dérivent ; de plus, je suis sur d’avance que ce principe est universel, et pour affirmer cette universalité, il est inutile d’attendre que l’expérience ait montré qu’il s’applique en elTet à la série entière des touts et des parties ; condition, d’ailleurs, impossible. En raison de l’analogie de structure, le rapport nécessaire des idées m’est ici le garant de la relation des choses. L’expérience interviendra seulement pour décider si tel objet, si telle forme d’être comportent ces caractères de tout et de partie ; si, par exemple, la sensation de vert est un tout par rapport aux sensations de bleu et de jaune. La réponse est-elle négative ? Le principe est alors inapplicable, mais cela n’ôte rien à son universalité, puisque, d’après sa teneur, il n’énonce que le rapport des touts et des parties. Le recours à l’expérience n’a de raison d’être que pour les jugements synthétiques, où lerapport du prédicat au sujet ne peut être découvert par l’analyse des deux termes. Dans ce cas, elle seule montrera si un lien les unit réellement. Il faut faire subir à ces affirmations l’épreuve de l’action, les accepter si elles réussissent et dans la mesure de leur succès, les rejeter si elles échouent. Toutefois, il est bon d’y revenir, l’action demeure une condition extrinsèque ; à proprement parler, elle ne fera pas la vérité du jugement puisque, comme nous venons de le montrer, le succès dépend essentiellement de la conformité de nos idées aux choses, conformité antérieure à l’action vérificatrice.

La question des origines du réel et de la pensée est la pierre d’achoppement du pragmatisme, aussi s’efforce-t-il de l’écarter, en disant, par exemple, comme M. Schiller, que cette question est un pseudoproblème, qu’il n’y a pas à se demander d’où vient le monde, puisque son existence est la condition préalable de toute question que l’on peut se poser. La réalité primitive ne peut rien expliquer, elle est obscure et misérable, c’est vers l’avenir qu’il faut regarder ; là est la perfection et l’intelligibilité. Le pragmatisme se détourne résolument du passé, ne lui demande aucun principe d’explication, mais regards en avant où point la lumière. Qu’une question ne (misse être posée sans données préalables, cela va de soi. Tout problème, à côté d’une ou plusieurs inconnues, renferme des éléments connus, qui permettent de le formuler. L’existence du monde est une donnée qui figure dans tous nos problèmes, mais cela empêche-t-il de poser la question de son origine ? Dès lors que, par hypothèse, cette origine est connue, l’existence même du monde invite à poser la question. Elle ne serait oiseuse que si le monde