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PRAGMATISME

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d’une image employée par M. Schiller, nos jugements sont pour nous, avant l’épreuve, des « candidats à la vérité ». Mais tandis que le pragmatiste imagine que le candidat a acquis le savoir nécessaire par le fait qu’on l’a interrogé et qu’il a bien répondu, l’intellectualiste et le sens commun s’obstinent à penser que si le candidat a été reçu, c’est qu’il était, avant toute interrogation, sutlisamment instruit, et que le seul effet de l’examen a été d’en fournir la preuve.

Dans un cas pareil on ne saurait hésiter entre les deux explications. Si la chose est moins claire quand il s’agit de la vérité, c’est que celle-ci a pour cause principale un acte de connaissance, tandis que l’examen ne constitue pas un élément de l’instruction du candidat. Il est cependant assez facile de mettre en lumière l’erreur pragmatiste. Tant qu’on envisage les idées isolément, il ne saurait être question de vérité au sens formel ; la ressemblance d’un concept avec certaines données fournies par l’expérience n’est qu’une sorte de matière d’où la vérité sortira, mais ce n’est pas la vérité même. Suivant l’expression de S. Thomas d’Aquin, celle-ci ne s’y trouve qu’à la manière dont elle existe dans une chose vraie sic ut in quadam re vera. Les choses ne sont pas vraies au sens propre, et nous admettons sans difliculté avec James que, si l’on donne au mot vérité son sens formel, les choses sont purement et simplement ; la vérité est ce que nous disons d’elle. Pareillement, une idée, en elle-même, n’est pas plus vraie de la chose à laquelle elle ressemble qu’un œuf n’est vrai d’un autre œuf, suivant l’exemple donné par ce philosophe. Pourquoi ? Parce qu’un œuf ne tend pas à copier un autre œuf. Mais, objecte-ton, l’idée est précisément dans le cas contraire, son rôle essentiel consistant à représenter un objet. Sans doute, mais encore faut-il que l’on sache que l’idée représente cet objet. Si on l’ignore, l’idée n’est pas un signe, mais un objet. Un portrait a bien un rapport implicite à la personne dont il offre l’image, pourtant, si rien ne me dit que le tableau est un portrait, il est pour moi purement et simplement tableau. Donc, si grande que soit la ressemblance entre l’idée et l’objet, aucun rapport actuel n’existe entre eux jusqu’à ce .que l’esprit perçoive où tend l’idée et ce qu’elle signifie. Ce n’est qu’au moment où l’esprit saisit et affirme ce rôle qu’une relation s’établit réellement entre l’idée et l’objet.

Dès qu’un jugement est prononcé, il y a donc une relation délinie des idées qui le composent avec la réalité. Nous ne disons pas : il y a vérité, à l’exclusion de l’erreur, mais, il y a certainement l’une ou l’autre de ces deux relations, quelle que soit l’opinion que nous nous soyons formée de la probabilité de l’une ou l’autre. James prétend que la théorie intellectualiste de la vérité repose sur le fait que beaucoup d’idées que nous pourrions vérifier, mais que nous nous dispensons de soumettre à l’épreuve, sont tenues pour vraies parce que des idées du même genre ont été reconnues vraies. L’antériorité de la vérité signilierait simplement possibilité, probabilité de vérilication. Ce n’est nullement cela. Mais, comme nous venons de le dire, la qualification de vraie ou de fausse s’applique légitimement aux idées, dès lorsque, par le jugement, une relation explicite et définie a été établie entre elles et la réalité.

Pour que la vérité fût un phénomène, une opération ou une série d’opérations, il faudrait qu’une fois cette relation établie, elle vint à se modifier graduellement au cours de la vérilication. En est-il ainsi ? Si les idées qui composent l’affirmation venaient à se transformer, toute vérification deviendrait impossible, puisque à chaque instant, ce que

l’on voudrait vérifier se trouverait différent. L’opération s’en irait ainsi à la dérive ; ce ne serait plus une vérification, mais un processus sans but, sans terme et sans règle, monstruosité inacceptable pour un partisan aussi convaincu de la finalité que l’est un pragmatiste.il y a sans doute des changements, et nombreux, dans l’expérience, au cours d’une vérification ; ces changements sont bien des conséquences de l’idée, mais ils restent extérieurs à la relation établie par le jugement. Si les concepts ne peuvent varier, les objets qui y correspondent ne subissent-ils pas de changements au cours de la vérilication ? Cela suffirait pour que la vérité fût un phénomène. Une chose est certaine, c’est que les objets passent à un nouvel état, ils n’étaient pas dans l’expérience et ils y apparaissent. Or, on peut se demander si le fait d’être « éprouvé » n’ajoute rien au réel ; et, s’il y ajoute, jusqu’à quel point l’esprit modifie les choses. Est-on même en droit d’exclure une théorie aussi radicale que celle de M. Schiller, qui réduit l’élément objectif à une sorte de matière première ?

Qu’on le puisse ou non, nous n’avons pas à le décider pour le moment, nous reprendrons plus loin cette question. Mais il n’est pas besoin de la résoudre pour trancher le présent débat. En effet, les pragmatistes n’auraient gain de cause que si l’objet était créé de toutes pièces par la vérification, mais ils ne le prétendent pas. Ils accordent tous qu’il existe un élément indépendant de la connaissance, quelle que soit la mesure où ils reconnaissent cette indépendance. Et si vague, si déformable et transformable qu’on suppose cet élément, sa seule présence met en échec leur théorie. Supposons que les attributs de la réalité, tels qu’ils apparaissent à la conscience, soient le résultat des actionset réactions réciproques de la connaissance et des choses, la portée essentielle du jugement n’en sera pas affectée, il suffira de trouver l’interprétation convenable. Nous ne dirons plus qu’en agissant d’après l’affirmation, nous découvrirons un objet ayant actuellement en soi tous les caractères que lui prêtent nos idées, mais nous dirons que notre action nous mettra en contact avec un élément réel qu’elle n’a pas créé, et que, par suite de ce contact, des sensations apparaîtront en nous qui constituent le contenu de l’objet.

Eclairons ceci par l’exemple favori des pragmatistes, le cas de l’homme égaré dans les bois. Cherchant à retrouver sa roule, cet homme aperçoit un sentier et cette vue lui suggère l’idée d’une maison à laquelle ce sentier doit conduire. Il s’y engage et, après avoir cheminé quelque temps, découvre, en effet, la maison. Le rôle de la vérification a-t-il été de former l’objet ? Nullement. Celui-ci n’a rien gagné en réalité à mesure que l’homme s’est approché. S’il n’y avait pas eu de maison au moment où il s’est mis en marche, il n’y en aurait pas eu davantage quand il débouchait du sentier. Le seul effet de la vérification a été de placer cet homme dans des conditions telles que l’objet se révélât sous la forme attendue. Mais, il faut bien le remarquer, et ceci est le point capital, cette forme attendue elle-même n’est pas le résultat de la vérification. Elle pouvait, en effet, se produire, en dehors de toute préoccupation de vérifier. Un passant flânant par là, n’ayant pas, comme l’homme égaré, besoin de s’asseoir, de se restaurer, aurait tout aussi bien aperçu la maison. Les murs, le toit, le nombre des fenêtres, l’aspect général enfin, rien n’eut été changé. D’après le principe même du pragmatisme, ce qui n’introduit aucune différence ne peut être regardé comme une cause ; or, le fait de s’être trouvé au terme d’un processus de vérification n’a rien modifié dans l’apparence de la maison. L’effet propre de l’opération a