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THEOLOGIE MORALE

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perversion. — Mais cette casuistique existe-t-elle encore ? Pour Sainte-Beuve, elle est morte ; les Provinciales l’ont tuée, et avec elle la morale scolastique.

Cf. un curieux chapitre du livre (t. III, ch. xy, 2e édit., p. HU) : i Les Provinciales ont lue lu scoluslique eu morale, comme Descartes en métaphysique… Le Casuisme, à le bien prendre, n’était souvent qn’une forme de sophisme et de mauvais goût appliqué a la théologie morale et propre surtout au génie espagnol de ce siècle ; on en avait infecté la France et il falluit l’en purger… » Pascal, qui ne voulait que venger la morale chrétienne outragée, a hâté l’établissement de la morale des « honnêtes gens. » ( !)

i) Depuis Sainte-Beuve, hors des milieux tout à fait bien informés en théologie catholique, c’est, à bien peu d’exceptions près, chez quiconque parle de casuistique, un lieu commun de la condamner ou de’en moquer.

« On ne saurait dire, écrivait Brunetikrb, si le

mot nous est devenu, depuis les Provinciales, plus ridicule ou plus odieux. » (Histoire et Littérature, t. I, p. 189).

A titre d’exemple, on peut voir le jugement porté sur la casuistique par M. Ch. Bois dans l’Encyclopédie des sciences religieuses (art. Casuistique, p. 681 sq.). Cet ouvrage est d’inspiration protestante ; mais il exprime bien, sur ce point, la pensée de nombreux universitaires ou écrivains même modérés au point de vue religieux.

La casuistique, y est-il dit, fut pour les Jésuites a un instrument admirablement adapté à leur but : ils. s’en servirent avec tant de génie qu’elle devii.t en quelque sorte leur propriété exclusive… Entre les mains des Jésuites, la casuistique a produit tous les mauvais fruits dont el 1 est capable. Elle divise la vie morale et religieuse en une multitude de détails sans lien intime ni profond : pas d’inspiration, pas d’amour pour le bien ni pour Dieu… en revanche un esprit légal et processif, des prodiges de ruse et de finesse pour obéir le moins possible et même pour ne pas obéir du tout, pour satisfaire toutes ses passions en pleine sécurité de conscience. Cette casuistique se complaît dans les cas exceptionnels, comme s’ils formaient la plus grande partie de l’existence. Elle prend plaisir à supposer les situations les plus scabreuses, à discuter froidement les fautes les plus épouvantables : elle va jusqu’à en imaginer qui sont à la fois horribles et impossibles. Le triomphe de ces docteurs est de trouver pour ces cas-là des solutions qui autorisent tout. Ils y mettent une sorte d’amour de l’art, un étrange dilettantisme. La plupart étaient d’excellents hommes, mais leur doctrine était infâme, Jamais on n’avait vu un instrument pareil de scepticisme moral et de corruption… » (P. 683).

De nos jours, la casuistique reste chez les catholiques une partie considérable de la morale, mais « on assure que les jésuites eux-mêmes y apportent plus de mesure et de moralité. » Les protestants, les luthériens surtout, essayèrent un moment de constituer une casuistique ; actuellement ils y ont renoncé ; « La tentative de décider à l’avance des cas de conscience ne saurait aboutir à des résultats utiles et repose d’ailleurs sur une conception inférieure de la moralité chrétienne. Il y a parfois sans doute des situations confuses où il est plus difficile, comme on l’a dit, de connaître son devoir que de le faire. Mais nul ne peut décider de ces cas extraordinaires, à la place et pour le compte de celui qui est personnellement engagé. Quant aux moralistes chrétiens, leur lâche n’est pas de munir leurs disciples de solutions toutes faites, mais de 1rs mettre en état de se décider eux-mêmes ». (P. C84).

c) Parmi les écrivains qui ont mieux compris l’utilité, la nécessité même de la casuistique en général et la valeur de la casuistique catholique, il faut citer F. Bhunetikre (cl. articles de la Bévue des Deux Mondes, « Lu casuistique dans le roman »

15 novembre 1881, et « Une apologie de la casuistique », i or janvier 1885 — reproduits dans Histoire et Critique, 1. 1, p. 1 83 et t. II, p. 325 ; avec quelques vues discutables, l’ensemble est courageux et intelligent).

D’autres critiques ont suivi Brunetière dans cette voie de justice ; mais ceux-là mêmes font des réserves et nuancent leur bienveillance.

Ainsi T. db Wyzswa, en rendant compte avec grande sympathie, dans la même revue, d’un ouvrage allemand écrit par le P. K. Wbiss sur Escobar (H. des Deux Mondes, 15 mai 191a), proteste contre un « calcul » trop rigoureux des péchés, déclare ne pouvoir croire que la morale chrétienne s’accommode c d’étiquettes à prix fixe » (p. 463), s’insurge contre la séparation de l’ascétique et de la simple morale (p. 465).

M. F. Strowski (Pascal et son temps, Paris, « 908, t. II, p. 83 sq.), s’il discute et rejette l’antijésuitisme forcené de Pascal (le « rêve monstrueux de domination universelle » gratuitement attribué aux Jésuites), soutient que leur probabilisme était un grand danger pour la morale, que leur casuistique constituait « une occasion prochaine de diminution des consciences » (p. 113) : en définitive, les Provinciales ont été « d’une merveilleuse opportunité et elles restent encore solides ».

M. V. Giraud (Biaise Pascal, Bévue des Deux Mondes, juin-septembre 1923, série d’articles réunis depuis en volume) défend excellemment la casuistique (i"> juillet, p. 429) ; mais il insiste sur ses dangers ; elle fait naître des pièges que les moralistes n’ont pas su toujours éviter, à preuve les condamnations ecclésiastiques, et prête à la déformation professionnelle (raffinement sur les cas ingénieux, invention de solutions trop subtiles, lois portées dans l’abstrait, perte de vue de la réalité, vie dans l’anormal, entraînement à l’indulgence)…

d) Entre tous les adversaires actuels de la théologie morale, il faut sans nul doute mettre à part,

— à une place spéciale, — M. Albbrt Bayet, professeur de l’Université, écrivain, journaliste, conférencier anticlérical. Il a un grand mérite, — le seul incontestable peut-être, — au moins il ne prend pas de détours : il ne distingue pas les Jésuites des autres théologiens catholiques ; c’est la morale de l’Eglise, son enseignement dans les séminaires, qu’il attaque directement et qu’il condamne sans réserves.

Dans ses premiers ouvrages (La morale scientifique, 2e édit., 1907 ; L’Idée du bien, 1908 ; Les Idées mortes, 1908 ; I.e miragede la vertu, 1912 ; etc.) il faisait l’enfant terrible contre la morale philosophique, lui reprochant de ne reposer sur aucune base incontestable et d’être à l’article de la mort. Actuellement, il semble s’être donné pour tâche de dénoncer l’infériorité et la malfaisance de ! a théologie morale catholique.

La casuistique chrétienne contemporaine, ig13, prétend faire une enquête objective sur les manuels de cette théologie et exposer ses conclusions qui seraient en contradiction complète avec les principes évangéliques : « Le danger terrible de la morale de l’Eglise moderne, c’est qu’elle permet à peu près tout » (p. 170). Et l’auteur insinue, sans l’affirmer, « ne voulant rien dire qui sente la polémique » ( !), que le fléchissement actuel de la conscience commune, spécialement l’accroissement des insoumis et des déserteurs, constaté avant la guerre, pourrait bien venir de là (p. 171).

Cet exposé, que M. P. Castillon pouvait appeler dans les Etudes (20 déc. ig13, p. 812) « l’exposé d’un primaire, d’un esprit remarquablement étroit