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PRAGMATISME

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poursuivi comme un but que l’on se serait proposé, mais, en lait, aucun des résultats que nous connaissons n’a été voulu d’avance dans tous ses détails. Les individus et les peuples se mettent à l'œuvre avec un vague notion de la richesse, de la grandeur, de la perfection qu’ils désirent atteindre, et chaque démarche qu’ils font leur découvre de nouvelles chances et leur masque d’anciennes perspectives. Ce qu’on atteint à la lin peut être meilleur ou pire que ce qu’on s'était proposé, mais c’est toujours quelque chose de plus complexe et de différent. L’unité esthétique se rencontre également dans le monde. Les êtres ont leur histoire, qui se déroule comme un drame, où l’intrigue se noue puis se résout. Les diverses histoires peuvent bien s’entrelacer ou se croiser à certains points, elles n’arrivent jamais à former une unité complète.

Si donc l’on met à part l’espace et le temps, qui ne sont d’ailleurs, malgré leur immensité, que des aspects partiels de l’univers, James considère que l’on ne trouvera pas de continuité ou d’unité parfaite. L’expérience nous montre que l’enchaînement se poursuit jusqu'à un certain point ; nous pouvons même aller de toute chose à toute autre en choisissant bien nosintermédiaires, mais nous ne pouvons tracer ce* lignes ininterrompues n’importe comment. Si nous nous dirigeons mal, immédiatement nous nous trouvons devant un fossé que nous ne pouvons franchir. L’unité et la pluralité coexistent donc, elles sont coordonnées. L’une et l’autre nous servent, car nous avons besoin tantôt d’unir et tantôt de distinguer. Cet état de choses rend douteuse l’unité causale du monde, son unité d’origine, qu’il s’agisse de la création de l’univers par un Dieu tout-puissant ou de son immanence éternelle dans la pensée de l’Absolu. Il se pourrait que la pluralité sous forme d’atomes ou même d’unités spirituelles ait existé de toute éternité. Cette dernière hypothèse est celle à laquelle James se rallie.

Le monisme a cru pouvoir doter l’univers d’une unité complète, grâce à la pensée de l’Absolu. La multitude des réalités, dans toute la variété qu’elle offre, n’existe qu'à titre d’objet de pensée pour cet être dont l’intelligence la contient ; en tant qu’il la connaît, elle n’a qu’un seul but, ne forme qu’un seul système. James reconnaît une certaine valeur à cette manière de voir et estime qu’elle a remplacé avec avantage la conception de la substance unique qui servait auparavant de base aux systèmes panthéistes, tels que celui de Spinoza ; mais il se refuse à la considérer autrement que comme une hypothèse et il lui préfère celle que suggère l’empirisme. Le principal argument invoqué en faveur de l’Absolu, c’est qu il lève, et lui seul, les contradictions que l’esprit trouve dans le spectacle d'êtres linis, d'êtres dont l’un présente des caractères qui le rendent étranger à l’autre. Ce qui peut être distingué, dit-on, est séparé, et ce qui est séparé estsans relation. Supposer qu’une relation interviennede l’extérieur pour se mettre entre les deux termes auparavant isolés, ce n’est pas les unir, c’est, au contraire, introduire une double séparation. Car la relation elle-même ne faisant pas partie de la nature des objets qu’elle relie, se surajoute à eux, n’est qu’un troisième objet naturellement séparé des deux autres, Pour que les choses puissent s’unilier, il faut donc qu’elles soient toutes essentiellement relatives, qu’elles tendent d’elles-mêmes les unes vers les autres, que l’esprit humain, commençant à considérer l’univers en un point quelconque, soit nécessairement amené, pour comprendre ce seul élément, à faire le tour de la réalité entière. Mais ceci n’est possible que si ce que nous ap ;e ! ons les êtres finis sont seulement ce qu’aperçoit

dans leur ensemble, par une intuition unique, l’Etre absolu.

James ne s’attarde pas à contester que la variété offerte par les réalités qui nous entourent soit la source d’une foule de contradictions, lorsqu’on les considère du point de vue de la raison, lorsqu’on s’efforce de les comprendre, au lieu de vivre et de sentir tout simplement. Admettons, dit-il, comme le veut M. Bradley, qu’un morceau de sucre, à cause de la pluralité des caractères qu’il présente, par exemple, la saveur douce et la blancheur, engendre pour l’esprit une contradiction, l’idée de l’Absolu va-t-elle la lever ? Nullement, cette contradiction va se retrouver en lui et bien plus profonde et plus angoissante. Pour nous former une idée de l’Absolu, si toutefois nous pouvons y parvenir, nous sommes bien obligés de nous le représenter par analogie avec quelque donnée de l’expérience Unie. Prenez une partie réelle du monde, supprimez tout ce qui l’entoure, étendez-la jusqu'à lui donner des proportions colossales, et nous avons exactement le type de la structure de l’Absolu. Si l’expérience relative et bornée présente une absurdité essentielle, l’expérience absolue offre le même défaut dans une mesure incomparablementplusgrande. Pournerelever qu’un point, si le mal est déjà un redoutable problème quand on n’envisage que des êtres finis, à quelles difficultés ne se heurte-t-on pas lorsqu’on introduit l’idée d’un être infiniment bon, sage, et puissant ? Si rien n'échappe à cet être absolu, il devient responsable de tout ce qui arrive dans le monde, y compris le mal, sous toutes ses formes. Des partisans de l’absolutisme se sont vus contraints d’avouer que la conception de l’Absolu n’arrivait pas à donner à l’univers le caractère parfaitement un qu’ils s’efforçaient de lui conférer au moyen de cette idée. M. Mac Taggart, par exemple, écrit : « Est-ce que l’impuissance même où nous sommes de percevoir la perfection de l’univers ne la détruit pas ?… Dans la mesure où nous ne voyons pas la perfection de l’univers, nous ne sommes pas parfaits nous-mêmes. Et comme nous sommes des parties de l’univers, celui-ci ne peut être parfait. » Ainsi la perfection du monde exige que nous voyions clairement qu’il est parfait, que ses défauts apparents deviennent pour un regard pénétrant des qualités et des avantages, comme, parhypothèse, ilsle sont pour l’intelligence 'e l’Etre Absolu. Puisqu’il n’en est rien, l’univers n’est pas parfait, même pour l’Absolu, et celui-ci devient une hypothèse insuffisante.

L’argument que les absolutistes prétendent tirer des relations externes s'évanouit lorsque l’on consent à suivre docilement l’expérience, quand on se place au point de vue de l’empirisme radical. Le problème était celui-ci : Comment des choses distinctes peuvent-elles être unies ? Les Iranseeudaiitalistes n’ont pas vu que les relations sont données avec les objets mêmes dans l’expérience. Le temps, l’espace, la différence, la ressemblance sont aussi bien et au même titre des éléments du flux sensible que les termes qu’ils relient. Car la conscience n’est pas une série d'états distincts, d’atomes psychiques juxtaposés, c’est un courant. Contrairement à ce qui a lieu pour les concepts, ici tout est continu ; aucune unité n’est intérieurement simple, aucune dualité, sansfusion deséléments, partout interpénétration. Si certaines parties de l’expérience semblent complètement séparées, c’est qu’on a supprimé par abstraction les intermédiaires qui en faisaient une trame unie. L’expérience est donc continue dans la succession, mais elle l’est aussi dans la simultanéité. Chaque champ de conscience a un centre lumineux déterminé par l’attention et va se perdre par dégra-