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SOCIOLOGIQUE (MORALE)

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naissance et qui en limite pareillement la valeur. Nous n’avons pas plus le droit, dans le fond, de la mettre au-dessus des autres et de l’ériger ainsi en type de la morale tout court, que les Papous ou les Fuégiens v. g. ne seraient fondés à le faire pour la leur.

3. Variété réelle des morales, prouvée au surplus par la convergence pratique des théories. — La morale tout court, soi-disant universelle ou nécessaire, est d’ailleurs une pure invention <ies philosophes, à l’instar de 1’  « homme en général », pour lequel elle légifère, législation aussi vide, dès lors, que le concept correspondant. La vaste enquête anthropologique menée par des générations de savants depuis le début du xixe siècle nous a singulièrement édifiés là-dessus. Et quand on substitue ainsi à la considération abstraite de l’homme en général l’analyse positive et précise des hommes tels qu’ils sont donnés dans la réalité vivante et concrète des sociétés qui les encadrent, on a tôt fait de s’apercevoir que, comme les croyances et les sentiments, les règles de la conduite trahissent une complexité extraordinaire.

Complexité ou diversité dans l’espace, d’abord. Quelles divergences entre les idées morales d’un Chinois et celles d’un Argentin ou d’un Australien aborigène, ou d’un Eskiino, ou d’un Anglo-saxon, ou d’un Bédouin, ou d’un Balkanique, etc. !

Puis diversité, complexité dans le temps, et complexité, diversité qu’une investigation attentive n’a pas de peine à démêler, parfois, sous des formules ou des notions en apparence identiques. Combien l’idée de justice v.g. n’a-t-elle pas varié au cours des siècles ! Au vrai, « elle prend à chaque période nouvelle de la vie sociale une forme que les périodes précédentes ne pouvaient prévoir et qui ne se serait jamais réalisée si l’évolution de la société eût été différente (p. 221) » En limitant même ses recherches à un seul milieu collectif, le sociologue est amené à voir dans la conscience « une sorte de conglomérat ou du moins une stratification irrégulière de pratiques, de prescriptions, d’observances dont l’âge et la provenance diffèrent extrêmement » (p. 86).

Qu’on se mette en tête, après cela, soit de déduire dialectiquement la morale du concept abstrait de l’humanité, soit de la construire en accord avec lui ! Au surplus, les conflits qui, jusque chez les peuples civilisés eux-mêmes, ont toujours mis aux prises les divers systèmes, hédonistes, utilitaires, sentimentaux, rationnels, etc., ne donnent-ils point à réfléchir ? Voyez ceux qui ont fleuri parmi les Grécoromains de l’époque postaristolélicienne : tous prétendent « suivre la nature » (naturam set/ui. Zsjv 3//i/ ; /î ; , uivw ; rv fùtn), mais que de manières de la suivre, entre lesquelles il n’y a pas, pour ainsi parler, de commune mesure !

Assurément, ces doctrines rivales ne laissent pas de se retrouver malgré tout d’accord, quant à l’ensemble, et à quelques rares exceptions près, sur le terrain de la pratique concrète II y a longtemps qu’on a remarqué qu’au cours de la même période gréco-romaine épicuriens et stoïciens, pour opposés qu’ils fussent dans la région des principes, imposaient, tout compte fait, à leur sage les mêmes obligations essentielles ; et c’est ce qui permettait à un Séuèque v. g. d’emprunter indifféremment ses maximes à Epicure ou à Zenon. Bref, et en d’autres termes, d’une école à l’autre la morale théorique, pour reprendre une distinction déjà proposée, peut différer presque du tout au tout, mais la morale pratique, elle, ne change pas, ou si peu que pas.

Rien de plus vrai, mais cette convergence même, qui n’est sans doute pas fortuite, cette convergence

ou cette rencontre finale des théories dans le domaine de l’action proprement dite, loin d’infirmer la thèse relativiste et sociologique, ne fait ail contraire que la corroborer de son côté et à sa manière. Car elle s’explique par la nécessité où sont les théories de s’accord’T avec les idées morales régnantes hic et nunc. Au vrai, chaque théorie représente tout simplement un effort à les justilier ou systématiser après coup, pour ainsi dire, un effort, si l’on préfère, à rationaliser une pratique préexistante, qui a cours force dans la collectivité intéressée. C’est sur elle, sur cette pratique, que les théories se règlent, au lieu que ce soit la pratique qui se règle sur elles.

« Je comparerais volontiers les morales théoriques, 

écrit à ce sujet M. L. B., à des courbes assujetties à passer par un certain nombre de points. Ces points représentent… les façons d’agir qui sont obligatoires pour la conscience morale commune d’un même temps. Ces façons sont d’ailleurs déterminées, dans une certaine mesure, les unes par les autres. V. g. une structure donnée de la famille entraîne nécessairement certaines conséquences dans la législation et dans les mœurs… Il est évident que plusieurs courbes pourront satisfaire aux conditions proposées, c’est-à-dire être sur le plan et passer par les points donnés. Pareillement, plusieurs systèmes de morale peuvent jouer le rôle de théorie à l’égard de la pratique préexistante. Pourvu qu’une déduction apparente s’établisse, ils seront tous des interprétations acceptables, sinon également satisfaisantes, de règles qui ne leur doivent point leur autorité (p. 40). »

Fait très considérable, redisons-le, à notre présent point de vue Car non seulement il résulte de là qu’il y a, à cet égard, un certain conformisme dont la société fait une loi aux individus ; mais on conçoit aussi que, d’une société à l’autre, le contenu ou l’objet en puisse varier avec les temps et avec les lieux, comme c’est juste le cas ; ou qu’en vertu de la relation fonctionnelle qui se remarque sur toute la ligne, nous l’avons déjà, noté à plusieurs reprises, entre les différentes catégories de phénomènes sociaux (ou, pour parler de la langue de Comte, entre les différentes « séries sociales »), la pratique préexistante puisse être telle ou telle selon la diversité des circonstances, comme nous avons pareillement consla’é tout à l’heure qu’elle l’est en effet.

En résumé, de même que l’homme (tout court) est un mythe et que l’expérience ne nous fait connaître que des hommes ou du moins des races d’hommes ; de même qu’on ne doit pas dire la société, mais les sociétés : ainsi, il n’existe que des morales, et la momie est un scbème artificiel qui n’établit entre elles toutes qu’une unité formelle et extérieure, chacune subsistant par devers soi dans son originalité, irréductible comme celle du groupement humain qui la professe et 1 impose à ses membres.

4. Objectivement ou scientifiquement, toute morale s’avère fonction du milieu collectif. — Assurément, nous éprouvons une vive répugnance à rabaissera un tel niveau cet ensemble d’impératifs auxquels il nous paraît que notre vie doive obéir sans condii ion et dont il y aurait quelque chose comme un sacrilège à suspecter le bien-fondé, bref la morale classique, précisément, ou la morale du devoir absolu, telle que liant entre autres en a fixé la formule générale avec tant de force. Mais c’est parce que nous ne la considérons alors que du dedans ou du point de vue de la conscience même.

A force de s’exercer, en effet, et d’une façon continue, cette pression du milieu collectif nous pénèlre de plus en plus, s’intériorise ou se subjective au