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SOCIOLOGIQUE (MORALE)

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cette reine du jour ; et un relativisme inédit s’introduit par là dans ce domaine, dont il deviendrait vite dangereux, semble-t-il, de sous-estimer la puissance dissolvante. Ceux qui ont lu La morale et la science des mœurs de M. Lévy-Brulil, v. g. en conviendront sans peine. On nous saura peut-être gré de consacrer un article spécial à cet ouvrage, représentatif entre tous des tendances en cause. Paru pour la première fo16 en igoS, il a d’ailleurs été, sur ce point particulier, comme le manifeste de la nouvelle école.

La division de cet article en deux parties, exposé et critique, n’a pas besoin d’être justifiée autrement.

1.

Exposé

i. Vue d’ensemble. — Morale et science des mœurs, il n’y a pas encore si longtemps que l’un se disait couramment pour l’autre, ou peu s’en faut ; auquel cas la seconde expression comportait une sorte de sousentendu : science des mœurs, oui, telles qu’elles doivent être, conformément aux règles édictées par la morale, ou bien encore science des mœurs idéales, pour ainsi parler, identiques, pour ainsi parler encore, à ces règles mêmes ; — comme on délinissail et définit encore la Logique la science idéale des lois de la pensée, ou la science des opérations intellectuelles, telles qu’on doit les accomplir pour arriver à la vérité. Depuis la publication du livre de M. Lévy-Brulil, il semble que c’en soit fait de pareille synonymie ; et, si nous comprenons bien, il faut désormais traduire : science des mœurs, sinon telles qu’elles sont, absolument parlant, du moins telles qu’en fait on croit qu’elles doivent être dans un milieu collectif donné ou dans chaque milieu collectif.

Bien plu*, non seulement la science des mœurs, ainsi entendue, s’avère profondément distincte de la morale traditionnelle ou théorie abstraile et rationnelle, et universelle surtout, du devoir et du bien, de leur fondement, de leurs conséquences, etc. ; mais, par une suite inévilable de notre évolution intellectuelle dans le sens d’une positivilé toujours plus rigoureuse, elle est appelée à en prendre un jour la place. Toutes les choses qui intéressent directement notre action ou conduite hurnaine finiront par ressortir d’un bout à l’autre à la science proprement dite (dans l’espèce elle s’appelle sociologie), qui les traitera par les mêmes procédés généraux qu’on fait aujourd’hui les choses de la nature, c’est-à-dire qui s’efforcera d’en dégager et systématiser les lois réelles, pour en modifier le jeu à notre profit. Car il y a une « nature morale », donnée en fait également, comme il y a une nature physique, et le mot de Bacon n’est pas moins vra : de l’une que de l’autre, qui veut qu’on ne s’en puisse rendre maître qu’à la condition de se soumettre au déterminisme qui la régit, aatura nonnisi paiendo vincitur.

Précisons davantage. La morale classique comporte deux parties principales : morale théorique, ou théorie du devoir, et morale pratique, ou théorie des devoirs. Eh bien, à proprement parler la nouvelle science des mœurs ne répond qu’à celle-là, ou ne se présente comme la légitime héritière que de celle-là, la morale théorique ; ou plutôt encore, ce n’est que celle-là qui jusqu’ici en a, très imparfaitement, usurpé le rôle. Et l’application méthodique des résultats obtenus par cette spéculation morale, devenue ainsi pour tout de bon scientifique, constituera un « art moral rationnel » (moral ou social), dont notre morale pratique ne représente, elle aussi, que le provisoire et très déficient succédané.

Telle est, fort succinctement résumée, mais assez exactement, croyons-nous, la thèse fondamentale de l’auteur. Nous allons en reprendre l’un après l’autre,

pour les détailler et les approfondir, quelques-uns des articles essentiels.

2. La morale liée à un anthropocentrisme désormais périmé. — La substitution de la science des mœurs à l’ancienne morale se produira, disait-on tout à l’heure, comme, par la force des choses, quelques vives résistances, vives et opiniâtres, qu’elle rencontre, aujourd’hui encore, dans la plupart des consciences. A cet égard, cette ancienne morale peut être considérée comme le suprême refuge de 1 esprit métaphysique, pour parler la langue d’Aug. Comte, avec son (inalisme invétéré, avec son « règne des fins », con>tituant un ordre supérieur ou transcendant, d’une valeur inconditionnelle, que ce serait une sorte d’impiété de mettre en question, un véritable absolu, enfin, le dernier absolu ou la dernière expression de l’absolu.

("est aussi — et ceci au surplus se rattache très étroitement à cela — la forme ultime de l’anthropocentrisme, anthropocentrisme moral, justement, et non plus physique, comme celui dont Copernic et Galilée ont fait justice, inoral ou spirituel, qui, au lieu de la terre, prend pour centre des choses la raison humaine. « De là même » — preuve qu’au fond l’on revient bien à l’autre, — « l’idée d’un ordre moral, dont la conscience de l’homme, seul doué de raison et de liberté, est à la fois le principe et la raison d’être. Cette conscience apparaît de plus en plus comme le centre auquel se rapporte et par lequel s’explique toute la riche diversité des phénomènes naturels, et, spécialement, des faits moraux C’est donc toujours, au fond, la même attitude mentale, c’est toujours la même conception anthropocentrique, finaliste, religieuse (ces termes sont tels que le passage de l’un à l’autre se fait insensiblement), qui se rend la réalité intelbg.ble en l’imaginant faite et organisée en vue de l’homme (p. 206). »

Or est-il, donc, que comme « il a fallu abandonner cette explication de la nature physique, sous la pression de la science positive, qui en a montré la fausseté » (ib.) t un temps viendra (et on ne pourra pas reprocher à M. L. B. de ne s’être pas employé de toutes ses forces à en hâter l’avènement) où l’anthropocentrisme moral y passera à son tour, la science des choses morales ou sociales rentrant dans le droit commun des sciences de la nature. Loin de ramener les faits correspondants (v. g. juridique ? , politiques, économiques, intellectuels ou autres), bref, loin de ramener l’ensemble de la réalité sociale à la conscience comme à so-’centre, c’est la conscience au contraire, la conscience morale qu’on expliquera par I ensemble de la réalité sociale, dont elle est à la fois une expression et une fonction (p. 207).

Autant dire que la conscience morale se manifestera par là même pour ce qu’elle, est au vrai, à savoir fonction, précisément, de tout cet en semble, ou relative à cet en emble des autres séries concomitantes de phénomènes sociaux. On se rendra compte de plus en plus que « les sentiments moraux, les pratiques morales d’une société donnée sont nécessairement liées aux croyances religieuses, à l’état économique et politique, aux acquisitions intellectuelles, aux conditions climatériques et géographiques, et par conséquent aussi au passé de cette société », et, que. « comme ils ont évolué jusqu’à présent en fonction de ces séries, ils sont destinés à évoluer de même dans l’avenir » (p. 198).

Autant dire encore que c’en est fait, dans l’espèce, des doctrines à visées absolues. Car notre morale traditionnelle ou classique est logée de ce chef à la même enseigne que toutes les autres ; elle aussi se trouve refléter l’état mental du milieu où elle a pris