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PRAGMATISME

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III. Les Affinités Métaphysiques du Pragmatisme

— On ne saurait parler <le lu métaphysique du pragmatisme, d’abord parce qu’elle est encore à L'état d’esquisse et, surtout, parce que le pragmatisme étant principalement une méthode et une théorie de la connaissance peut conduire, comme l’a plusieurs fois ailirmé James, à îles métaphysiques assez différentes. M. Papini, au moment où il faisait partie du groupe des pragmatistes italiens, disciples de M. Schiller, avait même appelé le pragmatisme une Ihéorie-corridor, le comparant à un couloir d’hôtel qui conduit à diverses chambres. Dans l’une on trouve un homme en train d'écrire un ouvrage en faveur de l’athéisme, dans l’autre on voit quelqu’un qui prie à genoux pour obtenir la foi et la force spirituelle, dans une troisième un chimiste étudie les propriétés d’un corps, etc. Bref, le pragmatisme serait un moyen de « déraidir » les formules et d’adapter au gré de chacun les doctrines les plus diverses.

Pourtantily a certaines tendances métaphysiques avec lesquelles le pragmatisme paraît avoir une réelle atlinité, et M. J. Bissktt Pkatt a raison de dire : « La même inclination de tempérament qui fait que le pragmatiste penche vers une psychologie volontariste et délînit la vérité en termes de valeur, tend d’ordinaire à en faire un pluraliste plutôt qu’un moniste, un homme qui croit à la liberté plutôt qu’au déterminisme, un tenant d’une conception vigoureuse, dynamique, dramatique de l’univers, où existent de réels dangers et de véritables crises, plutôt qu’un avocat de l’absolutisme, avec son monde paisible et statique où chaque chose est sauvée de toute éternité. » (Whal is pragmatism ? New-York, 1909, 11.181)

Ces caractéristiques conviennent, en effet, plus ou moins aux protagonistes du pragmatisme. Peirce, qui a donné à son système le nom de tychisme (de -jyyi, hasard), croit à un devenir réel. Vue du dehors, l’apparition des êtres nouveaux semble l’effet du hasard ; vue du dedans, cette nouveauté se présente comme le résultat d’un activité créatrice. Il allinne l’existence de différents « univers d’expériences », celui des idées, celui des faits, celui des signes par où les faits sont rattachés aux idées. Pourtant la réalité ne manque pas totalement d’unité. Nous savons par le calcul des probabilités que le hasard lui-même peut êtreun principe de régularité. Par ailleurs, le hasard n’est pas le seul trait que présente le réel : on y trouve aussi la continuité, le tychisme se combine avec le synéchisme (de f » ^, continu), et le résultat de cette combinaison est ce que M. Peirce, qui a la manie du langage technique, désigne par l’horrible vocable d’agapasticisme (iyv-y.^), accueillir avec amitié), ce qui signifie que dans l’univers tous les êtres sont unis par l’affection et appelés à coopérer.

V. James a signalé l’affinité du pragmatisme et du pluralisme et il a fait ouvertement campagne pour cette conception de la réalité. Les idées n’ayant de valeur qu’autant qu’elles ont réussi quand on les a misesà l'épreuve, c’estl’expérience seule qui décidera si les concepts d’unité ou de pluralité peuvent être appliques au monde et déterminera la mesure où ils peuvent l'être. Il est vain de pi étendre expliquer ce qu’est le monde dans son ensemble, d’en retracer le plan d’une main qui n’hésite pas, avant d’avoir vu ce qu’il est réellement et dans le détail. Résolu de s’en tenir à l’empirisme radical, il déclare que sa docilité à accepter les indications de l’expérience lui a révélé tout autre chose que l’unité complète et rigoureuse du monde.

Au premier aspect, celui-ci nous apparaît comme un ensemble d'êtres ; cen’est pas une unité, c’est une pluralité. L’unité qu’il présente semble être celle

d’une collection, et la forme la plus haute de notre pensée consiste principalement dans un effort pour enlever à l’univers cette apparence grossière et y découvrir, lui donner, au besoin, l’organisation la plus complète et la plus délicate. Mais pouvons-nous y réussir complètement ? Voilà ce que nous ne savons pas à l’avance.

Sans doute, il y a bien des aspects de l’univers qui nous montrent qu’il n’est pas dépourvu d’unité. Tout d’abord il présente cette sorte d’unité très vague et très abstraite qui nous permet de le traiter, quand nous en parlons, comme un seul et même ensemble. Nous signilions par un seul terme abstrait, univers ou monde, tout ce que nous croyons qui existe et nous entendons bien ne rien laisser en dehors. Cela suppose qu’il y a dans les choses un minimum d’unité, mais comme nous pouvons dire également un chaos, cela ne nous mène pas bien loin. Il y a pourtant bien plus que cela et nous trouvons dans les choses divers ordres d’unité. Une espèce d’unité réelle, c’est, parexemple, la continuité. Nous parlons d’une route, d’une barre de fer, si toutes les parties qui les composent se tiennent de telle sorte qu’il est impossible de dire où l’une d’elles commence et Unit. Or les parties de l’espace sont dans ce- cas, ainsi que celles du temps. Voilà donc deux caractères du monde, et des plus importants, qui nous révèlent son unité sous forme de continuité.

La continuité apparaît encore dans les influences qui se déploient à travers le monde. Il y a des lignes ininterrompues suivant lesquelles les grandes forces physiques exercent leur action. En suivant ces lignes, on peut passer d’une chose à une autre et parcourir ainsi d’immenses régions de l’univers. Pesanteur, chaleur, électricité, lumière, actions chimiques peuvent se faire sentir, sans aucune interruption, à d’incalculables distances. Pourtant ici, la continuité n’est plus parfaite. On trouve des corps qui ne laissent point passer la lumière, d’autres interceptent complètement l'électricité, la chaleur fait place au froid ; la pesanteur même, qui étend si loin son empire, est sans effet, non seulement sur les parties immatérielles du monde, mais encore sur certaines formes de la matière ; il y a des impondérables.

Sans recourir à ces agents physiques, dont le champ d’action est immense, on peut encore établir dans le monde bien des systèmes de relations qui contribuent à son unité. Le plus important.au point de vue pratique, du moins, est celui que l’on désigne sous le nom declassiûcation en genres et en espèces. C’est cette possibilité de classer les choses qui nous permet de juger et de raisonner. S’il n’y avait pas deux choses pareilles dans le monde, nous serions incapables de conclure des expériences passées aux expériences futures. Comme, de fait, notre classification des choses s'étend très loin, c’est donc qu’il y a dans le monde beaucoup d’objets semblables. Mais peut-on trouver entre tous un trait qui leur soit absolument commun ? Peut-on s'élever à un genre suprême qui contienne tout ce que renferme l’univers ? James estime la question indécise et ne prétend pas la résoudre.

De même, l’unité de but peut grouper un grand nombre de choses. Chaque être vivant poursuit un but qui lui est propre, chaque groupe d’hommes a le sien. Les (ins se superposent les unes aux autres, à mesure qu’on envisage des cercles de plus en plus étendus, et il semble qu’on puisse atteindre un but unique qui serait celui auquel tendraient toute » les choses. Mais ce n’est là qu’une apparence. Chacun des résultats que l’on constate dans le monde, à la suite de l’action des causes, aurait très bien pu être