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PRAGMATISME

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sagée. Tant que l’expérience est parfaitement organisée, qu’elle se déroule harmonieusement, la pensée n’a pas de raison d’être. Elle nait seulement lorsqu’un obstacle se dresse. La pensée a toujours son origine dans un embarras à dissiper ; son but est de conduire à un nouvel état où l’expérience sera de nouveau organique et harmonieuse, mais sous une forme supérieure à la précédente. La pensée n’a donc pas sa lin en soi, sa fonction est de réorganiser une situation où un conflit s’est déclaré ; par suite, la pensée est un instrument. C’est une forme particulière d’activité qui répond à un besoin spécilique, de même qu’en présence d’autres besoins notre activité revêt des formes appropriées, comme prendre un repas, acheter un vêtement, etc.

Supposons qu’un heurt se produise dans une partie de l’expérience où tout allait jusque-là sans secousse ; par exemple, que, dans un esprit qui avait toujours cru que le soleil tournaitautour delà terre, un doute s’élève en présence de certains indices du contraire ; que va-t-il arriver ?C’estque l’expérience se divisera. Elle va se polariser ; ses éléments, qui étaient auparavant du même ordre, prennent des caractères différents, qui les répartissent en deux classes. Parmi ces éléments, les unsdemeurent incontestés, ils apparaissent comme sûrs. Que le soleil tourne ou non autour de la terre, ce qui est certain, c’est qu’il y a des changements réels dont l’explication seule est douteuse. Cette partie de l’expérience est ce que l’on appelle le donné, datum. Les autres éléments sont considérés, au contraire, comme incertains ; ce sont eux qui sont l’objet du doute, aussi cette partie se présente comme conçue, comme idéale, ideatum.

Mais, qu’on le remarque bien, ces qualifications sont purement fonctionnelles, elles sont relatives à la nouvelle situation. Il ne fautpas croire quece que l’on appelle les faits, le donné, ait le privilège de l’objectivité, delà réalité, de telle sorte que la pensée n’aurait qu’à s’y conformer pour remplir son rôle. Le conçu, l’idéal, n’est pas totalementdénué d’objectivité. La vérité est que l’une et l’autre de ces parties de l’expérience, faits et idées, n’ont, chacune prise à part, qu’une réalité partielle. Les faits, pareequ’ils sont bruts, inorganisés, depuis que la rupture s’est produite ; les idées, parce qu’elles n’ont pas encore montré leur aptitude à réinterpréter les faits et à donner à l’expérience une harmonie supérieure à celle qu’elle possédait avant le conflit. Ce sera l’expérience ainsi réorganisée qui possédera la pleine objectivité, la réalité complète.

L’expérience brisée est la matière soumise à la pensée (tlie subject-matter of thought), ce qu’elle a à travailler et qui deviendra en vertu même de ce travailla matière propre de la pensée. Les faits et les idées ne forment donc pas deux classes hétérogènes, puisqu’ils émergent d’une même situation antérieure et qu’ils sont les deux parties complémentaires dont sera constituée la situation future. L’erreur intellectualiste est de considérer les idées coiiimedes représentations d’objets réels complets en eux-mêmes et qui, entrant dans l’esprit, seraient déformés par une sorte de réfraction. Les idées sont, au contraire, des ébauches, des commencements de réalités futures. Grâce à cette parenté, on conçoit qu’un fait puisse exercer un contrôle sur une idée ; ce qui serait inexplicable si les idées et les faits étaient absolument indépendants les uns des autres et hétérogènes.

« Nous ne pouvons comparer ou mettre en opposition

des distinctions de valeur avec de pures différences d’existence de fait. Le critère d’objectivité est si purement extérieur que par sa définition originelle il est entièrement en dehors du royaume de la

pensée. Comment la pensée peut-elle comparer son propre contenu avec ce qui est entièrement en dehors d’elle ? » L’objection fondamentale de Dewey à la conception usuelle de la connaissance, c’est qu’elle rend celle-ci inutile. Si l’idée n’a pour fonction que de représenter l’existence ou, du moins, si c’est là son rôle essentiel, alors la connaissance n’est qu’un redoublement inutile de ce qui existe déjà complet. Si nous avons déjà la réalité toute faite, à quoi bon l’idée ? Supposons, au contraire, que la réalité soif inachevée, qu’ellesoit, en partie, future, aussitôt l’on aperçoit la raison d’être de l’idée. Elle a pour rôle de préparer cette réalité future, de l’amener et de compléter ainsi ce qui existe déjà.

Dès lors, il ne saurait être question d’un accord de l’idée avec la réalité ; comment, en effet, confronter une idée avec ce qui n’existe pas encore ? La vérité ne peut se définir par la ressemblance, elle résulte de l’activité de l’idée, du fait que la partie manquante du réel survient après l’idée et grâce à son influence.

« La preuve de la validité de l’idée, c’est son usage

fonctionnel ou instrumental, en effectuant la transition d’une expérience qui présente un conflit relatif à une autre relativement intégrée… En d’autres termes, la signification (jneaning) de l’idée, ayant été choisie en vue de remplir un certain ollice dans l’évolution d’une expérience uniûée, ne peut être éprouvée d aucune autre manière qu’en voyant si elle fait ce qu’elle est destinée à faire et ce qu’elle parait devoir faire. » M. Dewey est donc, sur ce point, plus précis que James. Les seules conséquences qui puissent établir la vérité d’un jugement sont celles qui en constituent la réalisation. Toute autre espèce de résultat, si avantageuse qu’elle puisse être, doit être considérée comme accidentelle à l’idée et sans valeur probante. L’idée est un plan d’action ; si ce plan d’action, lorsqu’on l’applique, amène au résultat désiré, on déclare que l’idée est vraie. L’accord entre l’idée et les faits signifie donc le succès de l’idée.

M. Dewey, qui rectifie la théorie de James à cet égard, se sépare aussi de M. Schiller sur un autre point. Nous avons vu quelle importance ce dernier attache à la personnalité humaine, aux caractéristiques de l’individu ; il en fait un point de départ, une donnée fondamentale qu’aucune analyse ne saurait dissoudre. Telle n’est point l’opinion du professeur de Chicago. Ce que l’on qualifie mental n’est point d’une autre étoffe que le reste de la réalité. Il ne faut point faire de la pensée humaine un centre auquel tout se rapporte, une force qui confère l’ex16lenceà toutechose ; elle est active, certes, mais elle surgit d’une réalité antécédente et n’a qu’un rôle complémentaire. « La connaissance est un mode particulier et spécifique de changement que la réalité introduit en elle-même. Même dans son état de doute et d’indécision, elle signifie que les choses entrent, via cette chose particulière connue comme organisme, dans une nouvelle condition de changement différentiel ou additif… Cet état de tension, d’indications ambiguës, de projets et de tendances n’est pas « purement dans l’esprit », n’est rien de

« purement émotionnel ». Il est dans les faits de la

situation comme faits de transition. Le trouble émotionnel ou subjectif n’est qu’un aspect du trouble plus général qui est dans les choses mêmes. Parler en termes psychiques de conflits, de réajustement d’habitudes, ne rend pas les faits u purement psychologiques » : les habitudes sont aussi biologiques qu’elles sont personnelles, et aussi cosmiques que biologiques… » (Cf. M. Robkt, Rev.de Met. et de Morale, juil. 1 9 1 3, p. 57a) Le réalisme semble ainsi revenir au premier plan. Nous verrons ce qu’il faut en penser.