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PATRIE

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leurs tristes cortèges ou, lorsque, devant eux, jusqu’à l’horizon bordé par les fortes lignes où se replaient, en mars 1917, les arrière-gardes allemandes, ils contemplaient, révoltés, les arbres métbodiquerænl sciés près du sol, les villages, les villes même transformés en tas de décombres, les fermes rasées, les usines éventrées qui prolilaient sur le ciel gris les contorsions de leurs ferrailles. Ah 1 comme ils nous tenaient au cœur, ces biens qui ne nous appartenaient pas, ces lieux que nous n’avions pas habités, ces gens que nous voyions pour la première fois et probablement la dernière, sans rien connaître d’eux que leur nom de Français ! Nous avons compris alors mieux que par les plus forts raisonnements et les plus éloquents discours, ce que c’est que la patrie et combien profond, vraiment humain, au cœur de chaque homme, est son amour de préférence pour son foyer national et les gens de sa nation.

C’est l’honneur du ctEur humain que, entre tous les biens de la terre, il puisse préférer ceux qui ne sont pas à lui seul et qui, même, ne sont à lui et ne lui sont chers que parce qu’ils sont en même temps à d’autres : le foyer et la patrie ; mais le constater, n’est-ce pas constater du même coup que l’idée ou le sentiment de la propriété n’est pas la raison de cette préférence ? Ce n’est assurément pas parce que ces biens sont à lui qu’il les met au-dessus de tant d’autres biens qui sont à lui cent fois davantage. Ce n’est pas non plus qu’ils soient préférables en eux-mêmes : l’ile de Calypso valait mieux qu’Ithaque ; et, comme l’a fort bien noté Brunetière, n si les individualistes disent : iiln bene. Un pairia, — où l’on est bien, là est la patrie, — l’histoire leur répond : uhi pairia, ibi bene, — ouest la patrie, c’est là qu’on est l)ien ; là seulement, la vie vaut la peine d’être vécue ». Il reste donc que, la patrie et le foyer ne nous tenant si fort au cœur ni par leur excellence propre ni parce qu’ils sont à nous, notre préférence ait pour raison qu’ils sont à d’autres, — à d’autres que nous préférons à tous les hommes parce qu’ilssontnos parents, nos frères, nos proches et les lils de nos ancêtres par le sang ou le vouloir.

Ainsi, l’idée de patrie est désormais complète : à l’idée de territoire qui la fixe dans l’espace, à celle de paternité qui la prolonge vers les lointains des àgps passés, celle de nationalité s’ajoute pour la fixer dans le présent et la prolonger vers l’avenir. La patrie est le foyer de la nation ; et la nation n’est que la famille agrandie, multipliée de mille manières, ramifiée presque à l’infini (voir les beaux vers, ettrèsexacts, de Lamartine dans Les Laboureurs », épisode de Jocelyn). Par là s’ex|)lique cet autre fait que nous avous constaté partout : les hommes peuvent avoir, ils ont presciue toujours de petites patries dans les grandes. C’est que la grande famille des Hébreux, des Hellènes ou des Français a son foyer, patrie commune de tous ses membres ; mais ses membres n’appartiennent pas tous à la même branche ni, dans la même branche, au même rameau ; et chaque branche, chaque rameau a son foyer comme la famille. Douce terre de France, d’Hellade ou de Palestine ; collines bien-aimées de Juda, de l’Attique ou de la Bretagne ; cités bénies qu’elles abritent et dont les maisons se pressent, le soir, sous les ailes d’ombre large ouvertes des temples de Jéhovah, de Minerve ou de Jésus-Christ, le coeur de leurs enfants les associe et, tout à la fois, les distingue dans l’unité d’un même amour,.mour du sol, mais, avant tout, amour des hommes : car ce n’est pas la patrie qui crée la nation ; c’est la nation qui crée la patrie le jour où ses pas errants s’arrêtent. En même temps que ceux qu’il aime, le coHir se fixe sur cette terre ;

il s’y attache à cause deux ; de sorte que le patriotisme, loin d’avoir pour source unique l’esprit de propriété ou l’instinct de conservation, est, avant tout, la marque la plus éclatante de la sociabilité humaine et, pour peu qu’il se surnaturalise au soutHe de l’esprit chrétien, une forme très haute et très pure de l’éternelle charité.

2" L’idée de patrie : ses fondements extérieurs.

— Les trois éléments constitutifs de l’idée de patrie nous sont imposés par les réalités extérieures : toutes les sciences de la nature et toutes celles qui ont pour objet l’homme, sa vie ou son histoire, nous le démontrent. Le patriotisme repose donc, en premier lieu, sur un fondement positif inébranlable.

La terre d’abord : de quoi nos corps sont-ils donc faits, poussière qui retourne en poussière ? D’où leur vient la force et la vie. D’où tirent-ils leur nourriture ? Ils sont vraiment la chair de sa chair ; c’est son sang qui court dans leurs veines. A chaque battement de nos cœurs, il s’enrichit de sa substance, prenant, pour nous renouveler, ce qu’elle a mis de plus précieux dans l’eau des sources, le suc des plantes, le lait, la chair des animaux. Véritable mère et nourrice, elle nous façonne à son image par cette transfusion de son être à tout instant recommencée. Ses traits se reproduisent en nous. Même notrç âme porte son empreinte : car l’âme tient du corps qu’elle habite ; et l’air que nous respirons, la lumière qui nous enveloppe, les harmonies qui nous pénètrent, les paysages familiers sur lesquels nos yeux se reposent, les travaux enfin ou les habitudes que nous imposent sa structure, ses ressources et son climat, tout cela nous fait une àræ où se reconnaît notre terre. notre tour, d’ailleurs, nous réagissons sur elle. Nous la transformons avec le temps ; nous la marquons de notre signe, renforçant ainsi les similitudes et multipliant les raisons d’aimer. Knfanls du même sol, la ressemblance entre nous s’accroît tous les jours à mesure qu’entre nous et lui elle devient i)lus grande ; et tous les jours, par là même, les différences vont grandissant entre nous et les étrangers, fils d’un autre sol.

C’est donc la nature qui nous fait compatriotes et nous donne la patrie pour mère. C’est elle aussi qui laisse indécises et fiottanles les limites de cette patrie, comme sont flottantes et indécises les limites des plaines et des montagnes, des fiores et des climats. C’est elle encore qui veut que la patrie soit à tous comme la lumière, l’air et les eaux, comi,.s la divine beauté des choses et les harmonies partout répandues. Biens inesliiuables ! Il n’est rien, dans tout l’univers matériel, qui soit plus précieux ou plus nécessaire ; et chacun peut dire : c’est à moil sans pouvoir dire : ce n’est pas à d’autres. C’est pourquoi l’on comprendrait que le riche, possédé par sa richesse, crût ne pas avoir de patrie : on peut se procurer partout, et partout les mêmes, les biens qui le tiennent ; mais le pauvre ? La patrie est sa richesse ; qu’aura-t-il s’il la renie ? Rien ; si ce n’est la misère de ses convoitises. Car de l’air ou de la beauté, sous tous les deux on en rencontre ; mais l’air de la véritable vie, la beauté où vraiment le cœur se repose, c’est la beauté, c’est^’air de la patrie.

Si la patrie est ainsi pour nous une terre unique entre toutes les terres, quelle que puisse être leur excellence, ce n’est pas seulement, d’ailleurs, par notre ressemblance et sa maternité ; c’est encore par tout ce que nous retrouvons en elle des morts qui revivent en nous. Elle fut leur mère comme elle est la notre ; notre sang est le leur en même temps que le sien ; ils nous ont fait, comme ils l’ont faite, à