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PAPAUTÉ

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de Pierre, réunit en peu de lignes six ou sept for- ^ mules bibliques et palestiniennes ; la phrase principale du texte consiste même en un jeu de mois araméen ; jeu de mots qui ne se retrouve qu’à demi en langue hellénique. On s’explique donc avec vraisemblance que Mare et Luc aient évité de transcrire un fragment que sa couleur exotique rendait assez peu compréhensible à des lecteurs gréco-romains.

Il faut y mettre cependant une condition : c’est que la réponse du Christ put èlre omise raisonnablement, et sans dommage pour le sens principal du morceau. Mais — nous l’avons déjà constaté, — bien que le Ta es Peints s’harmonise avec le contexte d’une manière très naturelle. et donne beaucoup de relief à cette page de saint Matthieu, il n’est pas toutefois indispensable à la marche du récit. Le passage a pour signilication dominante, non pas la prérogative de Pierre, mais la nécessité de l’abnégation : Jésus est un Christ d_.estiné aux opprobres et à la croix ; ses disciples devront donc, pour le suivre au triomphe, se renoncer eux-mêmes et porter leur croix. Tout ce fragment évangélique garde la même valeur, sans qu’il y soit insisté particulièrement sur le rôle de Pierre. Le fait est si vrai que Luc a pu omettre, non seulement le Tu esl’elrus, mais aussi la protestation indiscrète de l’apôtre contre la future Passion du Christ, et la réprimande grave qui eu résulte : Vade posi me, Satana. Il y a donc, pour une parole de Jésus à Pierre, silence de Marc et de Luc ; et, pour une autre parole de Jésus au même Pierre, silence du troisième lilvangile. Néanmoins, chez saint Matthieu, chez saint Marc, chez saint Luc, la signilication générale du morceau demeure visiblement identique.

Mais si le Tu es l’elnis pouvait être omis sans dommage pour le contexte, l’importance même de cette parole n’obligeail-elle pas Marc et Luc à la reproduire, au moins en termes équivalents, dans le cas où ils l’auraient connue ? Ecoutons M. Guigne-BERT :

« Une pareille déclaration du Maître ne pouvait

qu’être placée au premier rang parmi celles que la mémoire des Udèles devait recueillir tout de suite et garder précieusement. » (Manuel, p. 2a8) On voit que l’objection porte même contre ceux qui expliqueraient le silence de Marc et de Luc en disant que le Tu es Petrus est une véritable parole de Jésus-Christ, mais non pas une parole prononcée dans les circonstances où l’encadre saint Matthieu. La présente difficulté réclame une solution plausible de la part de tous ceux qui admettent l’historicité du Tu es Petrus. Il est indubitable que M. Guigneberl serait dans le vrai si la première génération chrétienne avait partagé nos préoccupations actuelles ; si la controverse, pendant la seconde moitié du premier siècle, avait porté sur les mêmes problèmes qu’au dix-neuvième et au vingtième. Pour nous, l’une des questions les plus capitales à résoudre par l’Evangile, est la question de l’Eglise. Le Christ a-t-il prévu l’Eglise ? a-t-il fondé l’Eglise ? a-t-il hiérarchiquement organisé l’Eglise ?’foute parole de Jésus regardant cet objet nous paraît être de celles que les évangélistes devaient rapporter avec le plus grand soin et mettre davantage en relief.

Mais d’une tout autre nature étaient les préoccupations apologétiques de la première génération chrétienne. Ce que l’on attendait surtout des narrateurs évangéliques, c’était une évocation fidèle de la personne du Sauveur : Jésus Messie et Fils de Dieu, tel que l’avaient connu les témoins de sa vie mortelle, avec sa doctrine de pardon et de salut, avec son miraculeux pouvoir sur le démon et sur le mal. Voilà ce dont il s’agissait plus que de toute autre chose.

Les quelques textes directement relatifs à l’institulioD ou à l’organisation de l’Eglise, loin d’être

artiûcieusement mis en relief, se trouvent épars dans l’Evangile, cités à propos d’autre chose, et comme faisant allusion à une réalité manifestement comprise du lecteur. Il y a là, pour ces textes, une puissante garantie de sincorité et de fidélité, une valeur très significative et probante. Les critiques libéraux ne peuvent sérieusement nier qu’à l’époque où écrivaient les évangélistes, il existât une hiérarchie ecclésiastique, ni que la conscience chrétienne en attribuât l’origine à une institution formelle de Jésus-Christ. Mais celle origine était une vérité reconnue, incontestée, dont on ne cherchait guère à. détailler méthodiquement les titres ; et les Evangiles n’ont certes pas été composés dans le dessein particulier de l’établir.

Voilà pourquoi, contrairementà ce que nous serions tentés de croire aujourd’hui, l’importance ecclésiastique du lu es Petrus n’obligeait pas Marc et Luc à reproduire cette parole, ou à manifester, d’une manière équivalente, son contenu.

Bref, le Tu es Petrus ne se rapportait pas spécialement au but des ét’an^élistes, et, d’ailleurs, n’était pas iiidispensahte au contexte qui l’encadre. Marc et Luc ont donc pu, tout en le connaissant fort bien, l’omettre délil>éreinenl, pour quelque raison plausible : par exemple (comme nous l’avons conjecturé), à caus< ! de l’aspect araméen du passage ; à cau-se de cette couleur juife qui le rendait malaisé à coiuiirendre pour des chrétiens de la gentilité.

D’autre part, la même raison, la même couleur juive, explique la présence du Tu es Petrus dans le premier Evangile plutôt que dans les autres. cet égard, les critiques anciens n’auraient eu aucun doute. Un fragment aussi plein d’aramaïsme que le Tu es Petrus leur aurait paru tout naturellement à sa place dans un livre de telle origine. Ils considéraient, en eifet.le texte grec de notre premier Evangile comme la traduction purement littérale de l’Evangile araméen, écrit par l’apôtre saint Matthieu, pour les fidèles de Palestine. La plupart des critiques modernes admettent (avec bien des nuances) une hypothèse plus complexe. Le recueil araméen, attribué à sainl Matthieu, n’aurait contenu que des paroles et discours du Seigneur, A6yix Kupm-j. (Juant à notre premier Evangile, ce serait une leuvre grecque, semblable au livre de sainl Luc. Deux sources principales seraient communes au premier et au troisième Evangile : un récit des faits de la vie du Christ, c’est-à-dire l’Evangile de saint Marc ; et un recueil des paroles et discours du Christ, c’est-à-dire les A0-/1K réunis par sainl Matthieu. Si la conjecture est fondée, on peut se demander pourquoi un fragment palestinien, tel que le Tu es Petrus, serait plus naturellement à sa place dans le premier Evangile que dans les autres. On peut également dire, avec Auguste Sabatier, que le Tu es Petrus ne devait pas appartenir aux Ad/ca, source commune du premier et du troisième Evangile, puisqu’il ne figure pas chez saint Luc. (Heligions d’autorité, p. 211, 312)

Mais il est un fait patent que l’on ne saurait négliger, même en admettant l’hypothèse probable des deu.r sources. Tous les témoignages primitifs désignent catégoriquement notre premier Evangile comme l’œuvre spéciale de l’apôtre Matthieu. Cela suppose, au minimum et à titre de chose notoire, que notre texte grec dépendait, plus étroitement que tout autre, du recueil araméen de sainl Matthieu ; que notre texte grec s’était, pour ainsi dire, incorporé les Ao/itt de l’apôtre palestinien. D’ailleurs, les critères internes corroborent indubitablement les témoignages extérieurs. La disposition même de la généalogie du Clirisl, la constante évocation des prophéties d’Israël, les allusions manifestes aux