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MODERNISME

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entendu, les intentions individuelles des bergsoniens. Suivant le conseil de l’Encyclique « nous mettrons soigneusement à paît les intentions de ces hommes, dout le jugement est réservé à Dieu, pour examiner leurs doctrines, et, conséquemmenl à celles-ci, leur manière de parler et d’agir ». (Encycl. Pasccndi, Ibid., p. 5. — Cf. Maritain, lier^sonisme de fait et Bergsonisme d’intention (Revue tUomistej, juillet-août 1912.)

Qu’où ne clierclie donc ici aucune polémique personnelle contre des écrivains que nous respectons, mais seulement une lil)re et loyale discussion de leurs idées, telles qu’ils les ont exprimées eux-mêmes dans des le.’ctes aullientiques.

A la suite de l’Encyclique, nous y découvrirons facilement trois idées dominantes ou trois théories malti-esses, dont nous aurons à mettre eu relief la connexion intime, la fausseté et les conséquences ruineuses, savoir, V Evolutionnisme, l’Agnosticisme et Vlnimanence.

I. — L’Evolutionnisme radical

La philosophie « nouvelle », qui est un eVoZ((iio ; inisme radical, se prêtait à merveille à la justification apparente de ce besoin de changement et de transformation totale et sans liii, qui agile et passionne nos amhitieux réformateurs. Kévolulion universelle qui, delà philosophie, s’étendrait aux dogmes, à la morale individuelle et sociale, à l’histoire et à l’exégèse biblique, à la discipline, et jusqu’à la constitution monarchique elle-même de l’Eglise. Aussi l’Encj clique a-t-elle mis justement le doigt sur la plaie en signalant cette évolution radicale comme le point capital du système moderniste.

Il n’en est pas la racine, assurément, mais seulement la tête « in eorum doctrinis fera caput est » {Ibid., p. 38), c’est-à-dire l’organe principal, qui suffit à révéler le genre et l’espèce, et aussi la physionouiie caractéristique d’un individu.

Mais par ce mot d’évolutionnisme, nous n’entendons pas ici désigner cette hypothèse très orthodoxe d’une certaine évolution des premiers types vivants. Les hypothèses de Lamarck ou de Darwin, même les plus exagérées, ne sont qu’un jeu d’enfants en face de l’hypothèse autrement grandiose et subtile du devenir universel, qui est àla base delà philosophie

« nouvelle » — ou plutôt « renouvelée « de

Hegel et du vieil Heraclite.

Lidéemère el la pensée maîtresse de tout le système est empruntée au sophiste grec : l’être n’est pus, tout est devenir pur, c’est-à-dire perpétuel et intégral changement, en sorte que rien ne demeure le même dans cette fuite perpétuelle de la réalité : Hv.JTx pst xa-i iùâiv, u.év£i. (Cf. Platon. Cratyle, 402, A ; 40/l, D ; Tkéaet., 152, D ; 160, D.) Il en donnait la comparaison fameuse : On ne se baigne pas deux fois dans le même Ueuve, ni même une seule fois, parce que tout change sans cesse et dans le lleuve et dans le baigneur, qui ne sont jamais les mêmes. Ainsi parle M. Bergson : « Elle coule (la réalité) sans que nous ])uissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout la même rivière qui coule. » (Préf. à Philosophie de l’expérience de W. James)

Pour couiprendre le sens el la portée de cette hypothèse, il est nécessaire de se rappeler le célèbre problème du mouvement qui passionna la philosophie grecque, avec les trois solutions rivales qui lui furent données.

Pour ZENON et l’école idéaliste d’Elée, le fait du mouvement est une pure illusion des sens, attendu que la raison l’estime inexplicable, el même contradictoire et impossible : donc il n’existe pas.

Tome ni.

Pour UjiBACLiTi ! , au contraire, et tous les sensùalistes, c’est la notion d’être qui demeure le même, que l’on doit juger invérifiable et impossible. Donc tout est mouvement sensible el tangible : le mouvement seul existe et l’être n’existe pas.

Entre ces deux excès, Platon et Aristote prirent une position intermédiaire, la seule qui puisse s’accorder avec le sens commun, tout en réconciliant le témoignage des sens avec celui de la raison.

(I Voici donc, concluait Pl.vton, que le philosophe est absolument forcé deE’écouter ni ceux qui croient le monde immobile, ni ceux qui mettent l’être dans le mouvement universel. Entre le repos et le mouvement de l’être et du monde, il faut qu’il fasse comme les enfants dans leurs souhaits, qu’il prenne l’un et l’autre. » (Sophiste, 2/(8, E ; 2^9, U.)

Aristote rejjrit et compléta cette solution par son immortelle théorie du devenir, qui exige à la fois la distinction de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident. Le phénomène est la manifestation de l’être ; le dynamique et le mouvant sont le rayonnement du statique et du stable ; l’elî’el qui passe, est un produit de la causequi subsiste. De fait, au regard de notre conscience, l’identité de notre être personnel, qui demeure le même, est aussi indéniable que la mobilité incessante des phénomènes émanés de cette source profonde : leur distinction s’impose.

Quant au témoignage de la science, il peut se résumer dans le triomphe constant et nécessaire du principe d’induction, proclamant que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, preuve que la nature de ces causes demeure au ïond la même, malgré la succession multiple des phénomènes qui passent.

Il y a donc dans tout mobile, concluait Aristote, une partie qui change et une partie qui demeure, une partie potentielle et une partie en acte ; et c’est à l’aide de la distinction fondamentale de l’acte el de la puissance, qu’il répondait victorieusement aux quatre arguments sophistiques de Zenon contre l’existence du mouvement. (Cf. Farges, Théorie fondamentale, ’)' édit., p. 62 et suiv.) Les deux négations opposées de Zenon et d’Heraclite étaient ainsi réfutées, et les deux données de l’être et du devenir, ou de l’acte et de la puissance, réconciliées et réunies dans une raisonnable sjnthèse.

Mais depuis la révolution cartésienne, les traditions séculaires de l’esprit humain se sont perdues par un injuste et méprisant ouhli. Au lieu de perfectionner et d’achever le merveilleux édifice, on l’a démoli pour mieux le reconstruire, et, par une présomption insensée, chaque penseur a essayé de le reconstruire tout seul, sans aucun concours étranger, alors que toute science digne de ce nom, est essentiellement une œuvre collective de tous les savants à travers tous les âges.

Les mêmes problèmes se sont donc à nouveau, et comme fatalement, rep<isés devant l’esprit humain, et les mêmes tentatives de solution ont été tour à tour apportées : l’histoire de la pensée humaine, étant, i>araît-il, un recommencement perpétuel.

Bergson a repris, sans s’en douter, peut-èti-e, les négations d’Heraclite, par réaction contre Descartes qui avait lui-même repris les négations de Zenon. H a triomphé facilement de l’hypothèse cartésienne : Tout est donné, rien, ne rfei^feni, sans s’apercevoir que sa propre liy])olhèse : tout est devenir, n’est ni moins critiquable, ni moins insoutenable, parce qu’elle est aussi incomplète et aussi exclusive que sa rivale. Combien d’années — ou de siècles — faudrnit-il attendre que la pensée moderne ait enfin retrouvé la solution oubliée d’Aristole, seule capable de mettre un peu d’ordre et de lumière dans son chaos ?…