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KABBALE

doctrine ésotérique ; elle est, en principe, réservée à un petit nombre ; il ne faut la livrer qu’à des disciples choisis et capables de la porter. C’est ce sens d’occulte, secret qui a passé dans le français cabale. Ces deux désignations, on le voit, ne disent rien sur le contenu de la kabbale ; aussi bien ce contenu a-t-il varié de siècle en siècle, non seulement quant aux sujets traités, mais encore quant à la doctrine elle-même. Dans sa plus grande extension, la kabbale théorique ou spéculative comprend toute la philosophie religieuse : Dieu considéré en lui-même et par rapport au monde, l’homme, les anges, l’eschatologie. La kabbale pratique comprend la « mystique », la théurgie, la magie.

Les plus anciennes spéculations de la pensée juive relativement à Dieu et au monde, se rattachent à la description du « chariot » divin (Ezech., i) et de la création (Gen., i). L’explication ésotérique de ces deux chapitres, réputée dangereuse et réservée à un tout petit nombre, d’après le Talmud, formait comme deux traités de doctrine ésotérique, le Ma‘sé Merkaba et le Ma‘sé Beréshit. Le Talmud en parle, mais naturellement n’en fait pas connaître le contenu. Ce que nous connaissons de la plus ancienne kabbale se réduit à assez peu de chose. Certains éléments se trouvent dans quelques apocryphes, notamment dans le livre d’Hénoch et dans le livre des Jubilés ; d’autres sont disséminés dans différents Midrash.

Du viiie siècle date un écrit anonyme, le Séfer Yeṣira « livre de la Création », très court et très obscur. Ce petit livre, destiné sans doute à être expliqué et commenté, peut, à cet égard, être comparé à la Mishna ou encore au Livre des Sentences de Pierre Lombard. S’inspirant probablement de la théorie pythagoricienne des nombres, le Séfer Yeṣira étudie surtout les rapports qui existent entre la création et les 10 nombres primordiaux (et aussi les 22 lettres de l’alphabet hébreu.) Ce livre fut très lu et très étudié dès son apparition.

N’ayant pas à retracer ici le développement de la kabbale, arrivons immédiatement à l’ouvrage capital et représentatif de la doctrine. Le Zohar (= splendeur, par allusion à 'Dan., xii, 3 : « Les sages resplendiront comme la splendeur du firmament ») est une sorte de Midrash (commentaire, au sens très large), qui se donne comme l’œuvre de Simon ben Yoḥai, célèbre rabbin du iie siècle de l’ère chrétienne. Il est écrit dans « un araméen artificiel, mais témoignant d’une grande science philologique » (W. Bacher). Dès son apparition (commencement du XIVe siècle), quelques savants Juifs soulevèrent des doutes contre son authenticité. Malgré ces objections isolées, il fut généralement considéré comme très ancien, et cette antiquité supposée fut certainement pour beaucoup dans la merveilleuse fortune qu’il eut dans le monde juif d’abord, puis dans certains milieux chrétiens. Actuellement, la plupart des critiques s’accordent sur l’époque de la compilation et aussi sur son lieu d’origine, qui est probablement l’Espagne. Mais si la modernité du Zohar n’est pas douteuse, certains éléments peuvent fort bien remonter, par voie de tradition, à une haute antiquité. On sait en effet que les doctrines occultes ont la vie dure et se perpétuent, plus ou moins déformées, à travers les générations : qu’on songe, par exemple, à certaines sectes islamisées.

Dans ce mare magnum de folles exégèses et d’allégories fantastiques, il est difficile de dégager la pensée des auteurs, mais l’ensemble donne l’impression d’un panthéisme émanatiste. Deux traits caractéristiques sont à signaler : un anthropomorphisme grossier, parfois dégoûtant, et une véritable obsession de « syzygies ». Le Zohar a eu sur les milieux juifs où il s’est implanté une influence fâcheuse : il y a développé un état dangereux d’exaltation mystique. Sans parler du fameux Messie Shabbatai Ṣebi (1626-1676), c’est le Zohar qui a inspiré Baal Shem Ṭob (1700-1760) fondateur de la secte des Ḥasidim et Jacob Frank (1726-1791) fondateur de la secte des Zoharites.

La kabbale moderne est surtout représentée par Isaac Luria (1534-1572) qui donna une importance particulière à la « mystique » et par son disciple Moïse Cordovero, dont le système panthéistique a inspiré peut-être celui de Spinoza.

C’est surtout Pic de la Mirandole (1463-1494) et Reuchlin (1455-1521) qui firent connaître la kabbale aux chrétiens. Partant de l’idée que la kabbale remontait à une haute antiquité, on se persuada dans certains milieux, qu’on pouvait tirer des livres kabbalistiques, et en particulier du Zohar, des arguments pour la conversion des Juifs. On crut, par exemple, reconnaître dans certaines spéculations sur le nombre 3, notamment sur les 3 premières des 10 ( !) Sefirot (sortes d’émanations de la substance divine) des indices d’une croyance antique des Juifs à la Trinité. L’ouvrage le plus considérable de cette apologétique nouvelle est la Kabbala denudata du Juif baptisé Knorr von Rosenroth (1677 sqq.) On signale, en fait, quelques conversions de Juifs qui embrassèrent le christianisme grâce à cette apologétique. Ces conversions qui peuvent nous paraître étranges, à l’heure actuelle, s’expliquent assez facilement si l’on songe aux idées qu’on se faisait alors de la kabbale. Son antiquité supposée et son extrême obscurité inspiraient un religieux respect ; ses allégories étranges et ses images fantastiques, çà et là quelques traits élevés ou grandioses, devaient séduire des esprits ayant le goût du mystérieux et portés à l’exaltation religieuse. Certaines âmes naturellement élevées et bien intentionnées, par une sorte d’abstraction spontanée, sélectionnent, pour ainsi dire, dans une doctrine mêlée, les éléments qui répondent à leurs aspirations ou à leurs tendances, laissant tomber les éléments défectueux ou nocifs qui logiquement devraient les détourner de la doctrine globale. Du reste, certains apologistes, par exemple le rabbin converti Drach au xixe siècle, eurent soin de distinguer explicitement entre bonne et mauvaise kabbale. Mais, avec un peu de bonne volonté, ne pourrait-on pas dégager aussi quelques bons éléments dans le soufisme musulman ou même dans la gnose des premiers siècles de l’ère chrétienne, ces deux pendants de la kabbale ?

Les quelques conversions de Juifs qui se sont produites à l’occasion de la kabbale ne doivent être considérées que comme d’heureux accidents. Il n’en reste pas moins que la kabbale est une doctrine essentiellement malsaine, comme le reconnaissent du reste les meilleurs esprits du judaïsme, non seulement par la doctrine panthéiste qui en fait le fond, mais encore par ses procédés antirationnels qui vont à fausser la rectitude des facultés humaines. Il faut louer les intentions généreuses qui ont poussé quelques chrétiens et surtout des Juifs baptisés à chercher des arguments apologétiques dans la kabbale et en particulier dans le Zohar. Mais pour généreuse qu’elle est, cette méthode part d’une illusion et d’une illusion dangereuse. Toute démonstration rationnelle de la vérité du christianisme ordonnée à la conversion des Juifs croyants doit reposer sur le terrain commun de la philosophia perennis et des vérités admises dans les deux croyances : possibilité et existence du surnaturel, Révélation, Prophétie, promesse messianique, etc. La kabbale, fausse dans sa doctrine philosophico-religieuse, dangereuse