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INTÉRÊT (PRÊT A)

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valeur économique ? Celle d’être à méuie, avec cet argent, d’acquérir un terrain fertile, une maison dont l’usage se paye clier ; ou encore de se livrer à une entreprise lucrative. Ce peut même être l’avantage de vous donner du crédit pour le développement de vos affaires. A une époque où ces occasions n’étaient qu’exceptionnelles, seul celui chez qui elles se vérifiaient pouvait stipuler un intérêt compensant la privation qu’il s’imposait. Mais généralement parlant, aucune valeur économique n’était attachée à la possession actuelle de l’argent. Et par conséquent, l’intérêt ne se justifiait que dans des circonstances esceptionnclles. La justice imposaitalors, pour règle, le prêt gratuit. Mais de nos jours le crédit est fort précieux à beaucoup ; et qu’elles sont nombreuses, les facilités pour convertir son argent en des choses frugifères, ou pour l’engager dans des entreprises lucratives ! Donc aujourd’hui, la possession d’argent a une valeur économique qui se traduit en intérêts. Tel est le verdict de l’appréciation commune, sur laquelle se règle le juste prix. Objecterez-vous que les occasions de placer soi-même fructueusement son argent, bien que fréquentes, n’existent ni toujours ni pour tous ? D’accord. Mais l’estimation commune ne s’établit pas sur une utilité strictement universelle, mais sur une utilité générale qui peut manquer dans des cas particuliers. "Vous pouvez n’avoir que faire de votre clieval. Et cependant vous pouvez le louer au prix commun d’usage. Il suffit donc que la possession d’argent soit économiquement estimable de par les occasions générales de placements fructueux, pour que naisse, au regard de tous, un juste loyer d’argent, dont l’intérêt sera l’expression.

Simple, naturelle, fortement liée à un seul et même principe, cette explication possède encore l’avantage de nous livrer la formule abstraite du juste taux de l’intérêt. La productivité raoj’enne du capital placé sous la responsabilité personnelle de son possesseur, diminuée pourtant d’une prime d’assurance (puisque l’emprunteur garantit en tout cas le remboursement) constituera le taux normal d’un prêt de tout repos. A l’estimation commune, de résoudre au concret ce problème, sans grand calcul, par le jeu naturel de conventions multipliées.

Peut-on dire, d’après cette explication, que l’intérêt se perçoit à raison du prêt de consommation ? Oui, si l’on veut bien ajouter : à raison du prêt de consommation contracté dans les circonstances sociales d’aujourd’hui.

Il n’y a donc, dans les attitudes différentes de l’Eglise, aucune contradiction, révélatrice d’erreur.

Et le principe au nom duquel elle se montra longtemps si sévère, ne saurait non plus être controuvé : il demeure vrai que le prêt de consommation n’autorise pas, comme tel, la stipulation d’intérêts.

Les économistes de l’école libérale ne peuvent lui opposer sérieusement que la raison de Bastiat : Celui qui prête de l’argent rend à l’emprunteur un service, en échange duquel il a droit de réclamer un intérêt. — Voici la réplique triomphante de la morale catholique : le service ne mérite salaire que s’il est onéreux. Comme service, c’est-à-dire comme bienfait, il est d’un ordre supérieur. Il mérite mieux que de l’argent, la reconnaissance. Or, le prêt d’argent ne dit pas de soi un service onéreux. Il le dit si peu. qu’en certaines occasions le dépositaire d’argent réclame une rémunération pour couvrir sa responsabilité. Et cette responsabilité est avissi celle de l’emprunteur. Le principe libéral de l’échange des services aboutit, d’ailleurs, à cette conséquence odieuse, que le juste taux de l’intérêt s’élèverait avec le Ijesoin de l’emprunteur. Car, avec ce besoin croit évidemment l’importance du service rendu par le préteur.

D’autres voies que la nôtre ont été tentées pour mettre en harmonie les conduites successives de l’Eglise. Le célèbre moraliste romain Ballerim, S. J., réduisait tout à une question d’intention. Dicté jadis par une volonté de bienfaisance, le prêt était alors essentiellement gratuit. C’était le ntuluum. Aujourd’hui, en prêtant son argent, on entend conclure une alfaire ; on loue son argent et on réclame un loyer. Cette solution n’est pas heureuse. Dès qu’ils stipulaient un intérêt, les préteurs de jadis manifestaient bien autre chose qu’une pensée de bienfaisance. En admettant qu’en parlant alors de mututini ils aient employé un mot inexact, les Conciles se sont-ils réunis, les Docteurs ont-ils élevé la voix contre une erreur de mot ?

Plus plausible certes, et déjà invoquée au xviii’siècle, est l’explication qu’un grand économiste catholique, Glal’dio JANSET.a remise de nos jours en honneur. Il distingue le prêt à la consommation, gratuit de sa nature, et le prêt à la production, qui autorise la stipulation d’intérêts. Aujourd’hui, l’on prête surtout en vue d’opérations lucratives ; jadis, c’était l’homme aux abois qui cherchait un prêteur. Voilà pourquoi au prêt stérile a pu succéder légitimement un prêt productif d’intérêts.

Xous le reconnaissons volontiers, ce système est en parfait accord avec la tradition patristique. Mais il l’est moins avec la doctrine des théologiens et l’Encyclique de Benoit XIV. Il contredit, enelTet, ce principe de justice contractuelle admis par tous les théologiens de l’époque classique : le juste prix d’une iimple cession ne peut se régler sur l’utilité propre de l’acquéreur. Autre chose serait si j’entendais, comme associé, réclamer ma part des profits (moyennant un contrat à forfait, cette part pourrait même prendre la forme d’intérêts fixes). L’explication est donc formellement inexacte. Elle l’est aussi matériellement, puisque aujourd’hui l’on peut, sans injustice, réclamer des intérêts même lorsque l’on prête à un nécessiteux.

Assez bien d’auteurs catholiques recourent à une présomption. Les raisons extrinsèques qui justifient la demande d’intérêts existent si souvent de nos jours, que le prêteur peut présumer que quel([u’une existe en sa faveur. Il est pourtant des cas où la présomption ne se vérifie point. Et la doctrine aujourd’hui reçue permet toujours, à ne considérer que la justice, de stipuler des intérêts.

Enfin, nos lois civiles s’occupent si peu de rassurer les consciences, que nous n’oserions, avec d’autres, y recourir, pour trouver, dans leur autorisation ou leur tolérance, une juste raison de réclamer des intérêts.

L’examen des principes, des faits et des opinions nous conduit donc à cette conclusion certaine : c’est dans la diversité des conditions économiques qu’il faut chercher la solution de l’antinomie apparente <iui paraît exister entre les dispositions ecclésiastiques concernant le prêt à intérêt. Et la meilleure solution ou même la seule vraie se déduit du principe traditionnel qui domine toute la matière des contrats : le principe du juste prix déterminé par l’estimation commune.

Tout en revendiquant pour la théologie catholique la vérité des principes, nous pouvons loyalement reconnaître que les auteurs catlioliques ont eu quelque peine à saisir l’influence des circonstances nouvelles et mirent un peu trop de temps à modifier leur attitude. Pourtant, n’exagérons jias même cette lenteur. En effet, même à prendre conseil d’économistes étrangers à l’Eglise, il semble que le xviir siècle soit la grande période de transition entre la situation économique ancienne et la situation moderne. Et, toute