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HUMILITE

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non seulement nous nous sentons distincls du monde et de Dieu, ce qui est absolue vérité, mais, dans la prédominance originelle de cette conscience du moi, antérieure dans la succession de nos connaissances à celle que nous prenons de Dieu, nous sommes fortement inclinés à nous considérer et à nous aimer comme séparés et indépendants de Dieu. Celte idée est beaucoup plus fausse que vraie, et l’inclination instinctive qui s’y rattache est la racine mauvaise de l’orgueil, le poison qui vicie dès le premier instant l’amour légitime et bienfaisant que nous devons avoir pour nous-mêmes.

Nous avons dit que l’idée d’un moi séparé n’était pas complètement fausse, simple fiction. C’est qu’en effet il y a, dans notre essence de créature, un élément liiiiitatif qui reste l’ineffaçable cachet, l’aljsolue propriété de tout ce qui est créé, la source et le principe de tout ce que nous avons de défauts et par conséquent de péchés. Le non-être ne vient pas de l’être. Le mal moral qui, en tant que mal, est exclusivement privation de connaissance et d’amour dans l’être capable de connaître et d’aimer, a pour principe premier cette limite de la créature se dérobant à l’influx vivifiant de la cause première. Notre néant n’est pas de Dieu ; nos vices et nos péchés ne sont pas de Dieu. C’est comme cause dé/ectiie de ces péchés, que notre moi s’affirme moi séparé de Dieu. Cette propriété de l’impuissance et du mal moral est la seule que nous puissions revendiquer en toute indépendance ; elle est le constitutif du moi séparé : elle est en tout homme id quod suiim est, comme dit saint Thomas, II » II »’, q. 161, art. 3.

L’orgueilleux ne veut pas en convenir. A son moi séparé il attribue ce qui n’appartient qxi’au moi vivant en Dieu et de Dieu. Si embarrassé qu’il soit de répondre à la question de saint Paul : quid liahes quod non accepisli ? il se traite et veut être traité comme cause première et par conséquent finale de toute son activité, même de ce qui lui reste d’activité surnaturelle. Non seulement il n’a pas toujours la pensée actuelle qu’il tient tout son bien de Dieu, ce qui n’est pas obligatoire, mais il dit : C’est moi. avec un accent et un sentiment de complaisance qui taisent, excluent implicitement ou même lui font nier explicitement sa condition dépendante de cause créée.

C’est moi qui suis le principe indépendant de ma pensée, à moi seul de lui donner des lois ; je ne crois que ce que je comprends ; le monde-objet n’a de vérité qu’en fonction du moi-sujet ; pas de vérité supérieure m’imposant une révélation qui humilie ma raison. Cette raison personnelle, l’orgueilleux l’aime plus que la vérité, car il préfère l’originalité singulière de ses conceptions à la vérité d’une pensée commune, et s’il lui arrive de découvrir la moindre parcelle de vérité nouvelle, il est plus heureux de l’avoir découverte que de la posséder. Comme il dit : « ma pensée », il dit avec le même accent : « ma santé, ma naissance, mon habit, ma richesse, mes vertus, mon action », et n’est content que dans la mesure où on le salue comme principe premier de ce qu’il a et de ce qu’il n’a pas, de ce qu’il fait et de ce qu’il ne fait pas.

Il est fin dernière, et souveraine bonté, comme il est principe. Les autres bontés ne sont rien à côté de la sienne. Sa satisfaction personnelle, voilà la loi suprême du monde qu’il rêve. Le monde où il vit est bon dans la mesure où il en est satisfait ; les hommes sont lions dans la mesure où ils le servent. Le bien, c’est ce qui lui plail ; le mal, c’est tout ce qui s’oppose à ses incdinations. Si l’obstacle est la loi de Dieu, il n’en a cure et s’alTrancliit de ses préceptes ; si ce sont les volontés des hommes, il faut qu’il les réduise oti les brise. S’il doit pour cela daller, tromper, trahir, il llatle, trompe et trahit ; s’il doit broyer et tuer les

petits, il broie et tue sans pitié. Le succès, son succès, le succès de son moi justifie tout : vive le surhomme.’Mais s’il est vaincu dans la bitte, prisonnier de son impuissance, écrasé par la force orgueilleuse et brutale des autres, il ronge son frein en maudissant et en vouant au monde une haine qui va jusqu’à souhaiter son anéantissement : « Périsse le monde puisqu’il ne me sert pas, plutôt le néant qu’un monde où je n’ai qu’une place diminuée. »

Tous ces excès sonl la conséquence logique de cette racine d’orgueil, latente en tout cœur humain, qu’esti l’amour instinctif du moi séparé : mais la lutte entre ! les instincts bons et mauvais, qui se disputent notre’cœur, empêche que la logique du mal ou celle du bien gouverne intégralement notre vie. Le pharisien rend grâces à Dieu du bien qu’il en a reçu, et en cela il fait acte d’humilité ; mais en même temps il méprise tout ce qui n’est pas lui, se servant du bien reçu de Dieu pour s’exalter au-dessus des autres, sans souci des dons que Dieu leur a faits ou peut leur faire à eux aussi, et c’est là insulter Dieu dans ses créatures. Il y a dans la vie de chacun de nous d’analogTies contradictions. Nous ne pouvons même que difficilement éviter toute plaie d’orgueil. Il nous est facile de repousser la folie de l’orgueil explicitement avoué et bien consenti, et c’est ce qui ajoute à la gravité de cette folie ; mais, avant de s’épanouir ainsi, l’orgueil s’infiltre secrètement dans nombre de nos sentiments et de nos pensées ; il est dans tous nos péchés, et, si nous n’y prenons garde, il gâtera toutes nos bonnes actions et finira peut-être par en transformer quelqiies-unes en actes mauvais. C’est ce péril, si instamment dénoncé par Nûtre-Seigneur, que le croyant s’efforce de combattre par l’humilité.

L’humble, lui aussi, dit : c’est moi : mais il le dit avec la conscience du besoin qu’a le moi complet de rester sous la dépendance de Dieu, avec le sentiment de défiance et de haine qu’on doit au moi séparé, au moi néant et principe de tous les défauts et péchés du moi complet, aimable et aimé dans une individualité qui vit de son union et de sa soumission au Dieu dont elle est distincte.

C’est moi qui me trompe, et ne peux que me tromper dans la mesure où je m’isole de Dieu, car de moi-même je suis téni’bres, c’est vous. Seigneur, qui clcs la lumière, l’unique lumière qui illumine tout homme i’enant en ce monde, car ma raison n’est lumineuse, même dans l’ordre naturel, qu’autant qu’elle participe à l’activité de la vérité qui l’a créée et la soutient. Dès lors, pourquoi craindrais-je la révélation de vos mystères ? La foi, en me confiant plus complètement à vous, est sûreté pour ma pauvre intelligence, sûreté d’autant plus aimée qu’elle me fait sentir plus vivement l’impuissance de ma petite pensée et la souveraine plénitude de la vérité substantielle que vous êtes. Ce sentiment m’est très utile et très doux ; très utile, car la défiance qu’il m’inspire me garde des écarts d’une pensée qui, sans cela, aimerait à s’isoler ; très doux, car il me rappelle que les joies de la connaissance en ce monde ne sont rien en com|iaraison de celles que me réserve, au ciel, la vision de l’infinie vérité. Si donc il m’arrive d’être contredit, j’en serai plus content qie peiné ; toujours prêt à reviser mes jugements, à les suspendre en cas de doute ; heureux d’avoir à reconnaître mon erreur et d’incliner ma pensée devant la véiité que d’autres m’aurontmanifestéc ; modeste, si mon avis triomphe ; soucieux de ne pas estomper l’éclat de la vérité, de ne pas en gêner le rayonnement en la couvrant de l’ombre disgracieuse de ma personnalité ; aimant le vrai plus que moi-même, car le vrai, c’est vous, ô mon Dieu.

C’est moi qui pèche et ne peux que pécher dans la