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ÉVOLUTION (DOCTRINE MORALE DE L’)

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et des inûraies : où est l’avantage personnel, et, pour des yeux égoïstes, n’est-ce pas absurde ? Quel profit retient au soldat à se faire trouer par une balle, à l’agent de police à se laisser assommer, au missionnaire, au prêtre, au médecin à remplir leur oilice jusqu’à la mort ? Certes, grâce à ces héros, la société est protégée et s’améliore. Oui, mais ils sont morts et leur gain est nul.

Les dévouements réels et, en particulier, les sacrifices complets sans lesquels, cependant, nulle société ne subsiste et ne prospère, sont à rajer du catalogue évolutionniste des actes Aertueux. Ils y ont été inscrits par erreur : dans une morale qui regarde la vie actuelle et ses jouissances comme le bien suprême, se priver sans compensation tangible est impraticable et, du reste, si l’on s’en réfère aux principes, une immoralité, une conduite déraisonnable, insensée : et, la mort est la faute capitale ; comme le déclarait, avec une iine élégance, ErnesJ Renan : « C’est la souveraine Ijalourdise. »

Avec le temps les doctrines se vannent, et l’on distingue le bon et le mauvais grain. Plusieurs évolutionnistes ont senti le danger dune morale sans dvouement effectif, et ont tenté de fournir des motifs de se sacrifier.

Faites-le poiu" le bien de l’espèce et enivrez-vous du bonheur de rhumanité future. « Dans la pyramide du bien, élevée par les cflbrts successifs des êtres, chaque pierre compte. L’Egyptien du temps de Céphrem existe encore par la pierre qu’il a posée… Même si la terre ne sert un jour que de moellon pour la construction d’un édifice futur, nous serons ce qu’est la coquille géologique dans le IjIoc destiné à bâtir un leuq)le. Ce pauvre trilobite dont la race est écrite dans l’épaisseur de nos murs y vit encore un peu ; il fait encore un peu partie de notre maison. »

Si quelque lecteur, égoïste de son naturel et presque à son insu, comme il s’en trouve, se récrie et traite cela de chimère, pardon, lui dirais-je, ce n’est pas d’une si fausse psychologie, il y a des âmes capables d’agir quasi pour le seul progrès futur ; et le vieillard qui dit : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage », est un être réel en chair et en os — mais, ceci accordé, il n’est que juste de remarquer que ces âmes d’élite sont rares, et que, même pour elles, le dévouement à un problématicpie avenir d’où elles seront, d’ailleurs, al)sentes n’irait pas jus(pi’au don complet de soi-même.

Guyau, qui se préoccupa beaucoup d’introduire le dé ouement dans la morale évolutionniste, a trouvé trois mobiles propres, selon lui, à mener au sacrifice de la vie. (Je rencontre ici un sujet depuis tpielques années très débattu : Cf. par exemple Mgr d’Hllst, Carême de l>t’Jl, ive conférence, et E. Fagukt, La démission de la morale, p. 126 et suiv.)

Celui qui se dévoue, s’exalte et vit d’une vie si pleine, si intense, si magnifique qu’il peut, pour se procurer ce moment-là, sacrifier toute la longueur du reste de sa vie. La mort n’est pas préférée à la vie, mais à une vie ordinaire sont[)référées quelques minutes dévie violenteset mortelles.

Puis, il y a le plaisir de la lutte. L’âme s’élève et s’agrandit dans le danger ; qui veut se sentir vivre avec plénitude, qu’il « vive dangereusement ». C’est la formule de Nietzsche, et elle exprime exactement la pensée de Guyau.

Enfin il est dans la nature de l’homme d’aimer les risques métaphysiques ; toujours, certains hommes concevront des théories où lesacrifice est glorilié et récompensé : inutile de se mettre en peine de susciter des dévouements : ce sont fruits spontanés de l’espèce humaine, comme les prunes des pruniers.

Par une curieuse ironie des choses, cette troisième raison est la condamnation même de la morale de Guyau, puisqu’elle est un aveu que ce sont des doctrines métaphysiques qui suscitent les dévouements, et que la sève d’où ils naissent est d’une autre espèce que le positivisme.

La seconde cause peut expliquer quelques actes réputés héroïques, mais elle a un contrepoids qui diminue son elDcacité. L’attrait du risque a pour compagne dans les cœurs des hommes la peur du danger ; pour quelques Don Quichotte, que de Sancho-Pança ; hélas ! chose plus misérable, souvent dans les Don Quichotte même, se débat un Sancho-Pança, qui n’est pas toujours le vaincu !

La première raison peut-elle entraîner beaucoup de cœurs ? J’en doute, car elle suppose le calcul et la réflexion. Or, à tête reposée, on ne peut que très difficilement s’aveugler sur la souffrance, les affres de la mort et le néant, dont la seule idée, quand elle est un peu nette, nous jette dans le désarroi.

En tout cas, les dévouements obscurs, durables, et sans récompense terrestre, comme d’une mère à des enfants malades, idiots, inguérissables, d’un conjoint à son conjoint atteint d’infirmité irrémédiable, des enfants à leurs parents vieux et inutiles, comme tant d’autres humbles devoirs qui exigent souvent un cœur plus haut et plus ferme que les brillantes aventures, n’ont plus de sol approprié. Tout cela devient irrationnel et non scientifique.

Les rares sacritices qui peuvent d’aventure trouver leur explication dans les causes indiquées par J. M. Guyau, sont-ils des dévouements authentiques, c’est-à-dire des sacrifices accomplis par amour d’autrui ou de Dieu ? Non, ce ne sont que des simulacres ; ils ont l’apparence du dévouement, mais ouvrez-les : à l’intérieur ne se cache qu’égoïsme et amour de soi. Si nous étions emprisonnés dans la morale de Guyau, en dépit de sa générosité et de sa poésie (cf d’Hllst, Carême de li’Jl, note i^), les plus beaux sentiments du cœur se flétriraient ; l’espèce s’en perdrait, ou plutôt elle n’eût jamais existé.

D’autres, enfin, comme des dormeurs couchés dans un bateau, se fient au courant, comptent sur le travail heureux de la bonne nature. Patience, murmurent-ils, les sentiments sympathiques ne sont pas encore assez développés, la moralité n’est qu’épidermique, mais une périodese lèvera, comme un radieux midi, où chacun vivra pour les autres. Le dévouement causera un tel plaisir qu’il sera l’objet de l’appétit le plus vif et le plus universel. La bonté seule limitera la bonté, parce qu’au moment de s’accorder le plaisir du dévouement on pensera que le prendre pour soi, c’est par égoïsme en priver un autre. Pour faire avancer la science bienfaitrice des hommes, des victimes se présenteront d’elles-mêmes, la têle couronnée de fleurs, aux scali)elsdes biologistes. (Cf. Renan, Dialogues philosophiques, p. 129.) Plusieurs, continuant le rêve et l’embellissant encore, ajoutent : La science, auprès de laipielle notre savoir présent sera devenu risible, supprimera la maladie, la vieillesse, quasi toute douleur, et qui sait, peut-être la mort elle-même. Les dévouements toujoui-s nécessaires, mais n’étant plus douloureux, seront très faciles.

Que voulez-vous répondre à des gens qui rêvent ? Ils peuvent avoir de bonnes oreilles, et les yeux bien ouverts, mais ils ne voient ni n’entendent. Ce n’est pas la réalité, ni même la possibilité qu’ils perçoivent, mais un certain monde fantastique, sorti de leur désirs.

Quelques mots, cependant, non pour eux, mais pour ceux qui peut-être les écoutent. Je ne crois pas à la suppression de la douleur physique, encore moins à la suppression de la douleur morale, non