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ESCLAVAGE

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imagine que ce sacrifice a été fait d’avance par la natiu-e, et qu’elle a divisé l’humanité en deux races inégales.

On aperçoit cependant, si on lit avec soin ce que l’un et l’autre ont écrit sur l’esclavage, tout ce qu’il y a dliésitation à ce sujet dans la pensée de Platon, de contradiction dans celle d’Aristote : les ouvrages de ce dernier contiennent amplement de quoi réfuter ses conclusions, et les aveux qu’il laisse échapper, pressé par l’évidence ou docile à un sentiment meilleur, sont l’involontaire désaveu de son système. Mais il faut justifier à tout prix une société fondée sur l’injustice : de là l’erreur, à moitié volontaire, à moitié inconsciente, de deux grands esprits. (Sur les théories platonicienne et aristotélicienne de l’esclavage, voir Wallon, t. I, p. SôS-Sga ;.T. Denis, Hist. des théories et des idées morales dans l’antiquité, t. I, 1856, p. 1 38-1 42, 219-228 : S. Talamo, // concetto délia Scliiavità da Aristotele ai dottori sculastici, 1908, ]). 1-6 1.)

Il est dilTicile de savoir jusqu’à quel point leurs sj’stèmes furent acceptés des contemporains. Beaucoup, sans doute, usaient des esclaves sans se préoccuper du plus ou moins de légitimité de l’esclavage. Ils acceptaient le fait et se mettaient peu en peine de la théorie. Mais aussi, de temps en temps, quelques paroles se faisaient entendre, qui étaient en contradiction avec celle-ci. Mis en face de situations qui semljlent la réfutation anticipée des idées que Platon et surtout Arislole émettront sur l’esclavage, des poètes tels qu’EscuvLE, Sophocle, Eiripide, avaient montré dans les Hécube, les Andromaque, les Philoxène, les Cassandre, des esclavesnées pour régner, dont « jusque dans l’esclavage l’esprit est inspiré par un soidlle divin » (Eschyle, Ai^amemnon, io54), dont

« l’àme est plus libre que celle des hommes libres » 

(Eiripide, P/iryxiis, dans le Florilegium de Stobée, LXII, 39), et qu’assurément la nature n’a pas ibrniées pour la servitude. S’inspirant des situations diverses que la vie bourgeoise, non moins peut être que la tradition héroïque, ofTrait à leur ol)servation. les auteurs de comédies, unMÉNANDRE, huPhilémon, ont parlé dans le même sens (Philémon, fr. 89 : Ménandre, fr. 27g).

Mais surtout les écoles de philosophie nées à l’époque de la décadence hellénique se séparèrent de la dogmati([iie orgueilleuse qui avait trouvé en Aristote son dernier interprète. La suprématie des cités grecques a pâli : le citoyen idéal est descendu de son piédestal, et tous les mensonges d’une civilisation factice <mt apparu : de là la doctrine d’Epi-CURE, philosophie de l’apathie plus encore que de la volupté, et le stoïcisme de Zknon, noble effort pour affranchir de toutes les contingences l’iiomme intérieur, et par la vertu le rendre insensible au plaisir comme à la souffrance. Pour l’indifiérence amollie de l’un, pour l’indinVrcnce hautaine de l’autre, l’antique organisation scjciale a cessé décompter ; aussi peut-on citer d Epicure des paroles pleines de mansuétude au sujet des esclaves, et Zenon, jugeant d’un regard lil)re de préjugés l’institution elle-même, a-t-il pu dire : « Il y a tel cschivage qui vient de la conquête, et tel esclavage qui vient d’un achat : à l’un et à l’autre correspond le dr()it du maître, et ce droit est mauvais. » (Diogène Lakhce, YII, i.) Mais, ces paroles prononcées, l’iiulillérence de part et d’autre reprenait ses droits : l’épicurisme était aussi incapable d’un efi’orl jiour améliorer le sort des esclaves que le stoïcisme d’un ell’ort pour combattre l’instilulion de l’esclavage.

4° L’esclaage chez les liomains. — Ce qui a été dit de l’esclavage athénien fait connaître d’avance l’escla vage romain. Mais ici les renseignements sont plus instructifs encore, puisqu’à Rome ce ne sont point seulement les historiens, les philosophes et les littérateurs, mais encore les jurisconsultes, qui se sont occupés des esclaves, et que nous pouvons contempler à la fois sur une plus vaste échelle et avec des détails plus précis les efi’ets de l’esclavage.

Dans un empire formé par plusieurs siècles de guerres continuelles, le nombre des esclaves atteignit des proportions énormes. La victoire en approvisionnait tous les marchés : rappelons-nous, pour citer quelques exemples seulement en tre beaucoup d’autres. Marins livrant aux enchères i^o.ooo Cimbres ; dans une seule ville de Cilicic, Cicéron retirant en trois jours de la vente des prisonniers 2 millions 500.ooo francs ; Pompée et César se vantant l’un et l’autre d’avoir vendu ou tué 3 millions d’hommes. Aussi voyons-nous, dans les maisons et les domaines riches, plusieurs centaines, quelquefois plusieurs milliers d’esclaves, toute une population pour laquelle ces opulents propriétaires doivent tenir un état civil, ériger des tribunaux domestiques (Sénèque, De tranquillitate animi, 9 ; Pétrone, Satyricon, 53). Sous Auguste, un homme d’origine obscure, que les guerres civiles avaient à moitié ruiné, laissait encore en mourant plus de 4-ooo esclaves (Pline. Nat. Hist., XXXlll, 4.7). Tous les métiers étaient exercés dans une grande maison romaine, depuis les plus grossiers jusqu’aux plusrafiinés et aux plus élégants : un riche mettait son orgueil à ne rien acheter au dehors (Pétrone. 38, 39), comme il mettait son intérêt à faire vendre par ses esclaves le surplus du produit de ces industries domestiques (Aulu Gelle, Noct. att., IX, 8 ; Martial, Epigr. ix, xlvi), ou à louer à de moins riches le travail des esclaves qu’il n’occupait pas dans ses maisons (Plutarque,.V. Crassiis, 2 ; Digeste, XXXII, iii, 78 ; XXXlll, vii, 19). La conséquence économique de cette surproduction servile était non plus seulement l’avilissement dos salaires, mais l’écrasement à peu près complet de l’ouvrier libre.

Quand nous lisons dans les inscriptions des noms d’artisans libres, nous devons le plus souvent reconnaître en eux de petits patrons, qui faisaient travailler des esclaves dans leurs ateliers (cf. Digeste, XXXIII, ni, 91, §2 ; VII, 13, 15, 17, 25 ; viii, 48). Pressé de tous côtés par la concurrence du travail servile, par la grande et la petite industrie, passées ainsi aux mains des esclaves, il n’y avait pour ainsi dire plus déplace dans la société romaine pour le travail manuel des ouvriers libres. De là pour l’Etat, pour les villes, ou pour les riches désireux de capter la faveur populaire, la nécessité de nourrir par des ilistributions gratuites de deniers, ])ar ces « frumentations » qui sont devenues une institution pul)lifpie, par ces dons de tt)ute sorte que vantent les inscriptions, la multitude des prolétaires, c’est-à-dire les millions d’hommes qui, dans la société moderne, auraient vécu du travail de leurs l)ras. Le peuple romain était ainsi composé jrt’esc|ue tout entier « de gens sans industrie qui vivaient aux dépens du trésor pul)lic)> (Montesquieu, Grandeur et décadence des Bomains, xi"). Et de là encore, en même tenq>s que la situation ainsi faite aux prolétaires des villes, la dépopulation graduelle des campagnes, sinon partout, au moins en Italie et en de nombreuses provinces. Malgré les efforts des empereurs pour y maintenir la petite et moyenne propriété (prêts sur hypothècpie de Trajan. d’Adrien, de Marc Aurèle, de Sc|>timc Sévère), le flot envahisseur de l’esclavage, l’extension et la concurrence des grands domaines exploités par des mains serviles, chassait, plus ou moins vile selon les lieux, les’pavsans libres, « lui allaient grossir dans les villes la