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CONSCIENCE


« Quelque efficaces que soient les pénalités légales

et l’anxiété du criminel contumace, elles ne châtient que les crimes et les délits importants : il est mille abus de ijouvoir, mille cruautés, mille injustices qu’elles n’atteignent pas. » M. Jules Payot en convient. Il développe même en termes précis l’exemple particulier d’un crime que, de prime abord, l’on pourrait estimer suffisamment réprimé par la grossière justice des hommes, mais qui trop souvent lui échappe : le meurtre. M. Payot observe justement que’< l’assassinat brutal n’est pas la façon la plus ordinaire d’être un meurtrier. On a vu combien la misère altère profondément la santé et la sensibilité, comment la tristesse, le chagrin habituel minent l’énergie, appauvrissent la vie : nous avons donc le droit de dire qu’infliger habituellement à un être humain une fatigue excessive, des souffrances et des peines imméritées, lui causer des tristesses fréquentes, c’est accomplir une espèce de meurtre. Les blessures infligées à l’âme sont souvent aussi dangereuses, même pour la santé physique, qu’un coup de couteau. Le chagrin tue plus de gens que le poison et le poignard, et la misère compte plus de Aictimes que la guerre… Meurtrier quiconque porte atteinte à la dignité, à l’honneur, à la liberté d’autrui ». (Cours de morale, p. 101.) Si l’homme est un être responsable, à qui donc rendront des comptes tous les meurtriers sournois, ceux que la justice ignore ou qu’elle épargne, ceux qui parfois siègent dans ses prétoires ?

M. Jules Payot a découvert un « incorruptible comptable », qui se charge de donner à chacun son dû et d’obtenir de chacun le payement de sa note. Par modestie, M. Payot attribue cette découverte à un certain M. Scias, vieux professeur de physique. M. Scias, condamné à mort pour sa résistance au coup d’Etat en 1852, s’était réfugié en Savoie, et, lors de l’annexion, il y fut oublié dans sa chaire de physique du collège de Bonneville. M. Scias est un pédagogue émérite, dont la jeune institutrice, Mlle Marguerite Primaire, recueille avidementles conseils. Un jour, l’institutrice et son vénérable maître sont invités à la table de l’ingénieur M. Lebrun et de sa femme. On parle du bonheur et de la difficulté d’être heureux. « C’est, dit M. Scias, qu’on ne vous a pas informés de la présence de Y incorruptible comptable. — L’incorruptible comptable ! Qu’est-ce à dire ? s’écrièrent Mme et M. Lebrun. — Vous connaissez, reprit M. Scias, le mythe poétique que l’on raconte aux enfants : Dieu omniprésent, omniscient, nous voit agir et penser. Aucune de nos actions, aucune de nos plus secrètes pensées n’échappe à son regard sévère : il inscrit tout à notre doit ou à notre avoir, et le jour du juge ment dernier, la balance de notre situation sera faite avec une précision absolue. C’est là l’expression poétique d’une profonde vérité. Nous savons aujourd’hui qu’aucun souvenir ne se perd. Chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte de volonté, chaque action s’inscrit dans notre mémoire : notre cerveau est un comptable incorruptible, d’une probité inflexible et qui n’oublie jamais rien. Voilà ce dont on ne tient pas compte dans l’éducation, et quand le jour du jugement dernier est venu, c’est-à-dire quand notre caractère est formé, qu’il est pris comme du plâtre, nous sommes heureux ou malheureux pour le reste de nos jours. Ah ! il est bien inutile de demander des sanctions après la vie pour nos actes, car les sanctions sont inéluctables dès cette vie, et l’incorruptible comptable. .. — Madame est servie, cria la bonne. Et M. Scias dut abandonner sa tirade pour offrir son bras à Mme Lebrun. » Cette tirade, il la continua un autre jour, lors d’une excursion organisée par lui au Buet. Ses amis, que nous connaissons déjà, étaient de la partie. Arrivé à une certaine hauteur, il les pria

de le laisser seul en contemplation devant les sommets neigeux qui se dressaient dans l’air piu" du matin.

« Laissez-moi en tête-à-tète avec mon comptable

incorruptible… Mon émotion est puissante, parce qu’elle est en quelque sorte la résultante de toutes les émotions d’autrefois. » La fatigue a été trop forte pour les soixante-treize ans de M. Scias. De retour chez lui, le voilà obligé de s’aliter. La fin approche. Il la voit venir, et donne ce dernier conseil à Mlle Marguerite, qui l’assiste filialement : « N’oubliez pas, ma. cève eniaxvlfi’incorruptible comptable… N’oubliez pas, n’oubliez jamais, jamais V incorruptible comptable. .. » (Les Idées de M. Bourru, p. ^8-109. Paris, Colin, 1904.)

Le cerveau, le cerveau qui emmagasine des habitudes physiologiques et, par contre-coup, tient sous sa dépendance notre Aie intellectuelle et morale ; le cerveau, qui peut être pour nous un instrument docile ou un instrument de torture, un fidèle allié ou un complice : tel est le juge qui sanctionne nos actes, punissant nos fautes, récompensant nos efforts de bonne volonté. Pauvre juge, en vérité, qu’une lièvre, une tuile, ou, pour émettre une hypothèse plus vraisemblable en une ville où les toitures en tuiles sont rares mais où abondent les apaches, qu’une balle ou un coup d’os de mouton peuvent réduire au silence ou à l’imbécillité !

Le cerveau, un comptable incorruptible ! M. Jules Payot n’a-t-il donc rien lu des études de M. Piei-re Ja.VET ? Il y aurait vu que, si le désordre cérébral et l’angoisse nerveuse résultent parfois de désordres moraux, ils affligent parfois aussi des sujets d’une vertu incontestable et d’une rare innocence. Voilà un caissier qui embrouille souvent ses comptes !

Dirons-nous que les lois de la nature se chargent de répartir équitablement les châtiments et les récompenses ? M. Payot a fait appel à la justice immanente des choses, et pris à son compte les réflexions de l’Américain Horace Max>' : « Que de fois le riche reçoit à gros prix de son fournisseur le mal de tête, l’indigestion et la névralgie ! Que de fois son sommelier lui verse la goutte et la pierre, sous le faux nom de xérès et de madère, sans qu’il ait même l’esprit de s’en apercevoir ; et l’on est jaloux de cet épicurien qui, pour quatre heures de succulents repas, souffre vingt heures de douleurs aiguës ; qui paie un fin souper d’une nuit d’agitation et de fièvre ! Celui qui viole les lois de la physiologie ne vit que la moitié de ses jours, et, c’est trop dire, car l’autre moitié, il n’a que l’air de vivre. »

Mais M. Payot n’ignore pas que, malgré leiu* affinité, la morale et l’hygiène demeurent choses distinctes. Il sait que le devoir n’est pas toujours hj’giénique, et que 1 on peut offenser la morale, sans être en conflit avec les lois de l’hygiène. Il a lui-même formulé cette remarque très exacte : « la nature punit plus cruellement l’ignorance des lois de l’hygiène que la violation des lois morales » ; et, fort à propos, il a cité cette phrase de Maïu-ice M.ï ; tkrlixck : ’< Que je me jette à l’eau par un froid rigoureux afin de sauver mon semblable, ou que j’y tombe en essayant de l’y jeter, les conséquences du refroidissement seront absolument pareilles ». (Cours de morale, p. 213, 227.)

Une objection analogue montre l’inefficacité de la conscience elle-même, quand il s agit de distribuer entre les hommes la paix et la souifrance. M. Fouillée a pensé le contraire. « Cet idéal moral gravé dans notre conscience, est la loi qui nous juge, qui nous punit par le remords, quand elle est violée. C’est envers cet idéal que nous sommes responsables. » Mais, observe justement M. Lévy-Bruhl.(Desdouits, LaResponsaliilité morale, p.’62), « si les reproches de la