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CONSCIENCE

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Cette argumentation n’est pas décisive. D’abord, on nous parle d’une solidarité bénie avec le passé, sans prendre garde qu’il existe aussi une solidarité douloureuse. Ou plutôt, si ; M. Payot la signale. Il dénonce dans les accès de mauvaise humeur et de lâcheté, l’influence des « revenants » ; expression X^lus poétique que précise et exacte, mais qui rappelle, du moins, que l’héritage des ancêtres n’est pas indemne de misères. Dès lors, pourquoi remercier au lieu de murmurer, pourquoi accepter la dette de reconnaissance, au lieu de protester contre le détestable héritage ?

Veut-on nous obliger à considérer le bien, sans nous arrêter au mal ? Encore faut-il que la démonstration soit complétée. On allongerait inutilement la liste des avantages transmis et accrus de génération en génération, si l’on oubliait ou si l’on refusait de faire cette remarque : que nos ancêtres ont agi délibérément pour le bonheur de leurs descendants. Omettez cette clause ; supposez que nos ancêtres, soumis comme nous-mêmes à l’engrenage du déterminisme, ont tous joué irrésistiblement le rôle que leur imposaient les circonstances : le charme est rompu, et la reconnaissance s’évanouit. Remercions-nous le soleil d’éclairer nos jours, et les épis de nous fournir le froment ? Si des idolâtres et des fétichistes ont éprouvé de tels sentiments, c’est précisément qu’ils animaient toute la création d’un attinbut semblable à leur propre spontanéité. Seule, une générosité voulue éveille en notre àme la reconnaissance. Or, le don de soi, comme la maîtrise de soi, suppose la liberté.

M. SÉAiLLEs a formulé l’une et l’autre objection. Si la solidarité, dit-il, n’est qu’une « loi physique, naturelle, qu’est-ce qui la rend plus sainte ou même plus réelle que l’existence de l’individu ?… Il y a solidarité entre les hommes, je ne nie pas le fait. Ce que je fais, ce que je soulTre, ce que je vois même, ne dépend pas de moi seul, je l’avoue ; mais en quoi cette fatalité m’oblige-t-elle à la reconnaissance ? En somme, je suis juge, étant le résumé de tout ce que je résume, et selon le jugement que je porterai sur moi, sur les conditions qui me sont faites, je bénirai ou je maudirai les lois naturelles quiontdécidé de ma destinée. En quel sens ces lois me constituent-elles une dette sacrée ? » (Les affirmations de la conscience moderne, p. 181 et 182.)

Comprenant si bien l’insuflisance de la notion de solidarité, quand elle se rapporte au passé, se peut-il que M. Séailles lui attribue une telle portée morale, quand elle a trait au présent ? Que veut dire cette phrase : « Notre salut est lié au salut des autres hommes », ou cette autre : « Dans tout mal nous avons notre part de responsabilité ? » (Ibid., Y>. 1^2 et 143.) Gomment ! Une majorité ministérielle vote une loi injuste ; et moi qui la condamne, je suis, pour ma part, responsable de cette trahison ! Un honnête passant tombe sous les coups d’un trio d’apaches ; et sa conscience se trouve entachée du crime des meurtriers ! Si telles sont les applications naturelles des aphorismes de M. Séailles, il suffît de les monnayer pour voir s’ils sont de bon aloi. Si les aphorismes en question ont un autre sens ; alors, ce sens est mal déterminé, et nous nous demandons comment des principes si abstrus peuvent fonder une notion aussi nécessaire à tous, profanes et philosophes, que celle de responsabilité.

Tournée vers l’avenir, la notion de solidarité reflète une couleur plus visible de moralité. Il suffît, dirait-on, que le regard lixe un instant l’horizon pour s’imprégner de gravité. Songer aux conséquences bonnes ou mauvaises que nos actes produisent dans le monde, c’est ressentir à quel point l’homme est un être responsable. Disons donc, avec M. Payot : « Ose

regarder en face l’effrayante fécondité de tes mauvaises actions. >- Après lui, répétons : « Chaque pierre que le maçon élève, chaque coup de rabot du menuisier, chaque coup de bêche du paysan, c’est un peu du vêtement chaud qu’on achètera pour la vieille maman qui nous a tant aimés, pour la lillette qui va à l’école ; c’est un peu des bons souliers du petit garçon ; c’est de la bonne nourriture, c’est du feu l’hiver pour ceux qu’on aime. » Goûtons la simple et robuste vaillance d’Adam Bede qui, sur les ruines de son propre bonheur, se prend à songer : « Je ne dois plus avoir maintenant qu’une idée : être un bon ouvrier, et travailler à faire de ce monde un séjour un peu meilleur pour ceux qui peuvent encore s’y plaire. »

Admettons, admirons tout cela, pourvu qu’on nous accorde que les bonnes résolutions sont le fruit d’une attention volontaire et consentie. Si l’on s’obstine à nous enseigner que, sous la iJoussée fatale dépensées nécessairement formées dans notre esprit, nous prenons des décisions dont le résultat se propagera par une suite de répercussions inévitables, nous pourrons encore éprouver soit des regrets, soit de la joie, devant les perspectives tristes ou heureuses qui s’offrent à nous, mais non pas des remords, non pas des satisfactions de conscience, non pas les effets caractéristiques du sentiment de la responsabilité.

Qu’il s’agisse du contre-coup de nos actions sur le sort et le bonheur des autres, ou du choc en retour que nous en éprouvons nous-mêmes ; qu’il s’agisse de notre influence dans le monde, ou de l’influence que nos actes exercent sur notre àme, créant, combattant, modiliant en nous, des habitudes bonnes ou mauvaises ; qu’il s’agisse de solidarité sociale ou de solidarité morale ; la même remarque s’impose. Si nous ne travaillons pas librement à la trame qui se tisse ainsi hors de nous et dans notre être, nous en sommes les spectateurs ou les instruments, mais non les auteurs.

La solidarité ne suffît pas à faire de nous des êtres responsables.

L’instinct social n’y réussit pas mieux, quoi qu’en aient pensé Bain et Spexcer. Accordons généreusement tous les postulats que réclame l’évolutionnisme, et même corrigeons-les par les améliorations que M., Fouillée y a introduites. Combinons les idées de Lamarck et celles de Darwin ; attribuons tout pouvoir à l’influence du milieu et à la loi de sélection ; supposons que la fonction crée l’organe. On veut nous persuader que, par la force des choses, l’instinct social, étant nécessaire au développement de l’humanité, s’est éveillé peu à peu, sans intervention supérieure, en chaque individu. Voilà qui est fait ; nous sommes persuadés. Mais cette genèse, tout à la fois simpliste et mystérieuse, ne nous explique pas comment il se fait que l’homme sente et comprenne qu’il est responsable. On nous répète que l’instinct moral n’est, au fond, que l’instinct social, et que l’instinct social n’est pas autre chose que la force collective emmagasinée dans l’individu. On ajoute que lorsque notre égoïsme se révolte, il se heurte à cette force sociale qui, en nous-mêmes, proteste contre les prétentions de notre individualité. Du sentiment de cette contradiction naîtrait le sentiment de notre responsabilité. Pour le coup, nous demandons un supplément de lumière. Sullit-il qu’une de nos tendances soit contredite ou contrariée, pour que nous nous en sentions responsables ? Lorsqu’une migraine, un mal de dents, une brûlure, viennent froisser en moi l’instinct de conservation, suis-je responsable soit de l’accident, soit de la douleur qu’il me cause ?

Nous posons la même question à M. Paulhan et à ceux qui, comme lui, expliquent la responsabilité