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CONSCIENCE

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philosophique, Voltaire a depuis longtemps exorcisé le spectre de la responsabilité. La philosophie de Candide et de Zadig est vraiment émancipatrice ! L’ancienne morale représentait le péché comme une source de maux, et la vertu comme un principe de bonheur et de bienfaisance. Quelle naïveté ! pense l’auteur des Contes philosophiques, Zadig en fait l’observation mélancolique, au terme de sa vie sottement vertueuse : « Si j’eusse été méchant comme tant d’autres, je serais heureux comme eux. » Le christianisme a formé les humains à prendre leurs actes ti-op à cœur. A ce cauchemar sombre et présomptueux de notre éternelle responsabilité, substituons des visions plus humbles et plus réjouissantes. Disons-nous, par exemple, que nous sommes les « pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos ». Songeons encore à la sagesse des anciens et aux bienfaisantes eaux du fleuve Léthé. « Mortels, voulez-vous tolérer la vie ? Oubliez et jouissez. »

Voltaire a toujours des disciples. Avant d’accomplir son récent et très scientifique voyage au pays des Pingouins, M. Anatole France se mit un jour en route pour visiter un de ses amis qui habitait les ruines d’un vieux prieuré ; il adressa au solitaire des paroles naïvement ingénieuses ; et, au retoiu-, il dédia à Teodor de Wyzewa le récit du voyage et de la conversation. Voici à peu près comment discoururent les deux amis : « N’agissant pas, disait Jean, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. » Et le subtil Anatole de reprendre : x Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l’on fait ? Il y a dans les Mille et une Nuits un conte auquel je ne puis me défendre d’attacher une signification philosophique.)i Voici cette légende orientale qui contient, d’après M. Anatole France, la philosophie de la responsabilité. Un pèlerin aralje, qui revenait de la Mecque, s’assied au bord d’une fontaine et se met à manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux atteint et frappe mortellement le fils invisible d’un génie. « Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. » Conclusion et morale : « Il n’avait pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit cemarchaïul, un génie de l’air ? » (Le Jardin d’Epicure, p. 294 et 296. Paris, Galmann-Lévy.)

La souriante sagesse d’Anatole France fait partie du trésor laïque. S’il est des moralistes plus graves qui trouvent tant d’ironie compromettante pour le bon renom de la liljre pensée, ils ne peuvent pourtant répudier toute solidarité avec un des militants les plus actifs de l’anticléricalisme. Anatole France est devenu un personnage officiel de la politique antireligieuse, à tel point que, cherchant un parrain qui l’introduisît dans le monde littéraire, M. Emile Combes n’a j)as su trouver mieux que M. Bergeret. Quand on a rédigé la [tréface aux discours de M. Combes, n’eùt-on que ce titre unique de laïcisme, on appartient <U’-sornuiis par un droit irrévocable au monde de la libre pensée.

D’un ton plus grave, M. Albert Bayet formule, dans son livre sur Les Idées mortes, la conclusion que i)rcparaient ses deux ouvrages antérieurs, et il nous montre ainsi, par son propre exemple, comment on passe du doute à la négation. Voici, nous dit-il, la vérité nouvelle et vivante qui se présente au seuil des consciences modernes. De vénérables idées y occupent encore une place où elles se croyaient installées pour toujours. Cependant, à peine la nouvelle venue a-t-elle porté la luain sur elles, que la plupart

tombent en poussière sous ses doigts surpris. Les autres résistent quelque temps, mais « sourdement minées par la vieillesse », elles abandonnent soudain la lutte et s’en vont « mourir en silence, non des coups reçus, mais de leur intime caducité ». (Les Idées mortes, p. 154 et 155.) Au second groupe appartient la notion de responsabilité. Bientôt les hommes cesseront de croire les autres responsables et de s’adresser à eux-mêmes des paroles d’encouragement ou de blâme. Sans doute, notre premier mouvement nous porte trop souvent encore à nous indigner contre ceux que nous appelons les coupables :

« Quand don Salluste insulte sa reine, quand

Narcisse parle bas à Néron, quand Régane et Goneril insultent le vieux roi Lear, nous ne réfléchissons plus qu’ils obéissent aux mêmes lois inévitables que Burrhus ou Cordelia. » Oui, d’instinct, nous nous laissons aller « à blâmer, à détester Régane et à louer Cordelia. Mais il suflira toujours d’un rapide retour de pensée pour redresser ces sentiments. Et les deux sœurs ne seront plus, à nos yeux, que deux formes, gracieuses ou terribles, mais déterminées d’avance, de la destinée humaine. Nous les regarderons, sans surprise et sans penser à les juger, s’engager dans des voies difl"érentes, avec des âmes contraires : car nous saurons qu’une nécessité semblable leur a fait leiu-s âmes et tracé leiu’s voies ». On frappe encore les coupables ; mais, de jour en jour, les coups sont moins assurés. Les juges parfois hésitent et se troublent.

« Les gestes violents s’achèvent en gestes d’incertitude.

» C’est que la science a parlé. « Elle a dit les hommes soumis, comme les pierres et les plantes, à des lois inévitables ; le crime et la vertu, qu’on supposait hier librement créés par chacun de nous, sont devenus le fruit naturel et nécessaire des conditions changeantes de la vie sociale ; le vice du méchant et la vertu du bon ont cessé d’être des objets d’horreur ou d’admiration, et ne sont plus que des objets d’étude, des faits qu’il s’agit d’expliquer. » En vain quelques médecins qui, dans certains cas, déclarent les criminels irresponsables, se refusent à proclamer l’irresponsabilité de tous les délinquants, et, en général, de tous les hommes. M. Bayet les accuse d’illogisme et de timidité. « Sont-ils les premiers inventeurs qui reculent eff"arés devant leur invention ? » Retenons leurs leçons, et tirons-en les conséquences qu’elles renferment. Le principe en vertu duquel on estime certains hommes irresponsables, entraîne l’irresponsabilité universelle. Tous, en efl"et, nous obéissons aux lois du déterminisme. Un acte qui ne dépendrait pas totalement de ses antécédents et du concours de circonstances dans lesquelles il se produit, deviendrait, par là même, un fait miraculeux. Faut-il pleurer sur le sort des méchants et leur accorder un peu de cette pitié qu’inspirent encore les orgueilleuses théories du libre arbitre ? Nullement. « Il s’agit de comprendre que, les criminels étant le produit de nos sociétés, nos sociétés n’ont pas le droit de punir leurs criminels. » (Les Idées mortes, p. 185.) Du moins, la doctrine de la responsabilité ne trouvera-t-elle pas un dernier asile au fond de cfiaque conscience indiviiluelle ? N’est-il pas salutaire que chacun de nous éprouve, suivant la valeur de ses actions, la paix de la conscience ou le remords ? Illusion suprême que la vérité nouvelle dissipera à son tour. Ne jugeons pas les autres ; ne nous jugeons pas nous-mêmes. Inutile tle nous octroyer des certificats de bonté ; inutile de nous infliger le stigmate de la méchanceté. Qu’il s’agisse de nous, qu’il s’agisse d’autrui, « erreur et bonne action sont également déterminées ». (Ihid., p. 204.)

Le dernier livre de M. Albert Bayet constitue la réponse la plus directe que nous puissions offrir aux