Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 1.djvu/10

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétend, tout est dans tout, et si les phénomènes sont l’unique réalité, il est évident que le champ du connu coïncide avec le champ du réel, — et donc affirmer l’existence d’une réalité, tout en la déclarant, avec ou sans majuscule, inconnaissable, c’est une contradiction ; il est de même évident, dans la même hypothèse, que le champ du connu coïncide avec le champ du connaissable, — et donc la notion de l’inconnaissable est une pseudo-idée. Cf. Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, 1894, p. XIV. Le Roy, Dogme et critique, Paris, 1907, 2e éd., p. 374. Enfin, les logiciens de ces positions extrêmes reprochent durement à Kant, à Comte et à Spencer d’avoir cédé à des préjugés métaphysiques périmés, en adoptant la distinction commune entre les apparences et la réalité, entre les phénomènes et le fond intime des choses, Cf. Benn, History of english rationalism in the XIX century, London, 1904, t. I. p. 414. Or, l’admission de cette distinction est la première condition de l’agnosticisme. C’est donc à bon droit que les monistes et les phénoménistes rigides refusent de s’avouer agnostiques. Leur erreur théorique dépasse en effet celle de l’agnosticisme. Là où l’agnostique pur dit avec Huxley : « Je suis parfaitement sûr de ne rien savoir », ils affirment : « Il n’y a rien à savoir ». Là où l’agnostique croyant ou dogmatique dit avec Kant : « Le fond intime des choses m’échappe totalement dans ses déterminations intrinsèques », ils répliquent : « C’est une dernière illusion que de croire qu’il y a un dernier problème des choses et du monde. » Bref, le monisme et le phénoménisme ne sont pas l’agnosticisme ; ils sont théoriquement pires.

D’autre part, beaucoup d’agnostiques, et des mieux qualifiés, ne sont ni phénoménistes, ni monistes. Il est vrai que ces systèmes sont associés dans plus d’un cerveau, et cela n’a rien de surprenant, car le phénoménisme ou le monisme sont les aboutissants logiques — bien que contre nature — de l’agnosticisme. Tout le monde en convient pour Hume ; et, à mon avis, Hartmann a raison de soutenir que l’agnosticisme kantien conduit à l’illusionisme complet. Mais c’est un fait aussi que l’agnosticisme se rencontre très souvent combiné avec un dogmatisme scientifique, moral ou religieux, qui veut être sincère. C’est que l’agnosticisme ne consiste précisément ni à nier l’existence de la chose en soi, de la réalité sousjacente aux apparences et aux formules, ni à affirmer l’identité du relatif et de l’absolu. L’agnostique, d’accord ici avec le sens commun et l’ensemble des philosophes, admet la distinction entre le relatif et l’absolu, en d’autres termes entre les propriétés, les accidents, les opérations, et l’essence, la substance, la nature des choses. Il constate ensuite, dit-il, que nous avons quelque connaissance du relatif ; mais quant à la chose en soi, quant à la réalité sousjacente, il se contente de la déclarer inconnaissable ; la chose en soi, dit-il, n’est pas objet de science. Mais « inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant », fait remarquer Littré, A. Comte et la philosophie positive, 2e éd., p. 520. Spencer va plus loin : « Tous les raisonnements par lesquels on démontre (?) la relativité de la connaissance, supposent distinctement l’existence positive de quelque chose au delà du relatif. » Les premiers principes, p. I, ch.4, § 26, trad. Cazelles, p. 77. Et on trouvera des affirmations plus catégoriques encore dans les seize thèses où Spencer a résumé sa doctrine, et qu’a publiées A. Proctor, Mysteries of time and space. On sait d’ailleurs que, dans le kantisme pur, il est en quelque sorte classique, de faire de l’absolu, du noumène, un objet de croyance.

Ce n’est pas le lieu de montrer combien sont arbitraires les définitions de la science et de la croyance dont les agnostiques, après beaucoup d’autres, se servent ici pour dissimuler les concessions qu’ils font au réalisme naturel à l’humanité. Il faut bien se garder de leur reprocher ces concessions, mais noter que, telles qu’ils les font, elles rendent toute métaphysique impossible ou purement formelle et verbale. Elles ne satisfont donc pas à l’objectivisme spontané qui les arrache à leurs auteurs : elles laissent sans aucune explication le fait de l’accord de notre pensée avec les choses, le fait de la constance des phénomènes. Sous le bénéfice de ces réserves qui posent le problème des universaux, nous pouvons cependant conclure. Le réalisme transcendantal, le réalisme transformé de Spencer, le pseudo-mysticisme de certains Américains qui se livrent à l’expérience de l’absolu sans prétendre, comme quelques théosophes, s’en donner une représentation distincte, montrent que l’agnosticisme n’est pas le scepticisme universel, mais simplement un scepticisme partiel. Il nous reste à dire comment l’agnosticisme se distingue des deux formes de scepticisme partiel qui sont l’incrédulité et l’athéisme.

III. — L’agnosticisme n’est pas l’incrédulité ou la libre pensée, bien qu’il en puisse être la conséquence ou la préface. — Beaucoup de protestants, quand ils en viennent à nier la révélation chrétienne ou l’infaillibilité de l’Écriture, se disent agnostiques, comme Huxley. Souvent, dans les polémiques très vives qu’il eut à soutenir contre le clergé anglican, Huxley fut simplement accusé « d’infidélité » ; et en fait les procédés d’argumentation qu’il employait tendaient plus directement à attaquer la foi chrétienne que la connaissance de Dieu : il brandissait en effet contre la révélation, tantôt la paléontologie, tantôt les conclusions de la critique biblique rationaliste, tantôt les pourceaux dont il est question dans l’Évangile. Aussi, en 1885, le positiviste Harrison déclarait-il que l’agnosticisme n’est autre chose que la planche où se réfugient les naufragés de la foi, et il invitait ces malheureux à passer à la religion de l’Humanité. Fortnightly Review, Feb., 1885.

Cette confusion de la perte de la foi et de l’agnosticisme, fréquente dans les pays protestants, est le résultat du fidéisme et du subjectivisme religieux plus ou moins conscients, qui sont au fond des doctrines de Luther et de Calvin. Les protestants conservateurs réagissent contre ces tendances fidéistes et subjectivistes. Mais, très souvent, les sectes hérétiques font profession de nier la valeur de toutes les preuves rationnelles de l’existence de Dieu et des motifs extérieurs de crédibilité du christianisme ; ou bien n’admettent ces preuves et ces motifs, qu’en biaisant avec la conception luthérienne de la chute, point de départ de tout le système protestant. Aussi, beaucoup de leurs adhérents se persuadent-ils à la longue que c’est à la foi protestante qu’ils doivent leur idée de Dieu. Si donc ils renoncent à la foi, il leur est très difficile de ne pas conclure qu’ils n’ont plus aucune connaissance de Dieu. Dans cette mentalité, ils sont d’autant plus portés à se dire agnostiques, que leurs sectes confondent davantage la foi chrétienne et la simple croyance en Dieu, ou qu’elles font plus dépendre cette foide l’inspiration privée, de l’expérience religieuse. Quand on s’est habitué de longues années à concevoir Dieu surtout en fonction de ses états intérieurs ; quand on a répété des milliers de fois que la seule vraie, la seule valable, la seule religieuse idée de Dieu est celle à laquelle on arrive par le sentiment, l’émotion, la foi fiduciale, — et les plus orthodoxes des protestants admettent ces manières de parler, — si l’expérience religieuse vient à faire défaut, ou si le