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Sa vie, toute d’honneur pur, de délicatesse rare, elle a coulé comme une belle eau limpide, jamais troublée, jamais effleurée même d’une souillure de surface. Je ne crois pas, cependant, qu’elle ait été une vie heureuse : les gens heureux n’écrivent pas d’aussi beaux livres que lui.

Il avait du reste hérité de famille une nervosité extrême. Enfant, il était une petite sensitive, souffrant vaguement de tout, inquiet de l’inconnu de la vie et attaché étrangement à la vieille maison paternelle. Vers sa dixième année, la mort de sa mère causa un ébranlement si terrible à sa santé qu’on eut peur de le perdre, lui aussi.

La première partie de son existence d’homme, passée dans l’antique hôtel familial de Saint-Lô, fut sombre, presque séquestrée, docilement soumise à la volonté d’un père despotique et triste. Il avait pour appartement un pavillon mélancolique, et ses fenêtres donnaient sur un jardin à l’abandon, où des statues couvertes de mousse verdissaient à l’ombre. C’est là qu’il écrivit ses premières œuvres à grand succès, obsédé par la continuelle frayeur de déplaire au vieillard qui régnait en maître à son logis.

Plus tard, après la mort de ce père, si redouté et si aimé pourtant, qui avait jeté sur toute sa jeunesse une ombre oppressante, il put enfin arranger sa vie à sa guise et réaliser son désir le plus cher, en venant habiter ce Paris qu’il adorait. — Mais il resta découragé devant ses rêves accomplis. Ni la faveur des souverains d’alors, ni la liberté, ni la gloire, ne lui donnaient ce qu’il en avait attendu. Cette disposition d’âme à souffrir de tout, même du bonheur, qu’il a portée en lui jusqu’à son dernier jour, s’augmentait maintenant de la nostalgie du toit héréditaire et du lourd