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DISCOURS DE RÉCEPTION

Depuis longtemps la scène française n’avait entendu de semblables accents ; on se demandait quel était ce jeune poète qui savait unir la grâce moderne à la pureté de la muse antique, et quel genre de surprise un génie si précoce nous préparait.

Cependant Émile Augier nourrissait une ambition plus haute que celle de se faire applaudir. La Ciguë n’avait été de sa part qu’une admirable fantaisie, une flamme allumée pour éclairer le terrain devant lui. Il aspirait à mettre les beautés de son art au service du bien ; il se proposait non seulement de châtier les mauvaises mœurs, mais, ce qui est plus difficile, de faire aimer le devoir. Il voulut donner à l’honnête des dehors attrayants, le préserver de ce rire moqueur dont une société sceptique a coutume de le poursuivre, et enfin — rare audace — réhabiliter et faire triompher sur la scène ce qu’on nomme dédaigneusement « les vertus bourgeoises ».

Pour réussir dans ce genre, il faut un ensemble de qualités peu commun : il faut d’abord avoir au cœur un robuste amour du bien ; il faut être exempt de cette timidité, disons le mot, de cette lâcheté mondaine qui paralyse les élans généreux ; il faut enfin avoir de l’esprit et beaucoup d’esprit pour prévenir le ridicule et pour mettre les rieurs dans son camp. Augier possédait ces qualités à un haut degré, et ses succès répétés montrent combien il a été heureusement inspiré en suivant les nobles penchants de sa nature. Il affirme la morale avec une telle autorité, il manie le sarcasme avec une telle vigueur, il emprunte si aisément l’audacieux jargon du vice, il l’émaille de saillies si étincelantes, que personne n’est tenté de croire à sa