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pénibles « de la charpente, de la maçonnerie, de la métallurgie, de la charrue » [1] (sans remarquer qu’en fait, les femmes du peuple sont contraintes, au champ et à la manufacture, à de biens durs travaux), et passe outre. Il est évident que le grand redresseur de torts n’a jamais réfléchi à la misère des filles pauvres et que, s’il y a réfléchi, il n’y voit de remèdes que dans les lois protectrices de la maternité et non dans l’émancipation économique.

Montesquieu, Diderot, Helvétius n’abordent même pas le problème. Mais Rousseau, qui a passé une grande partie de sa vie au milieu du peuple, Rousseau, uni à une simple ouvrière, Thérèse Levasseur, a pu observer bien des choses que n’observaient pas ses contemporains, en particulier la misère, où la concurrence masculine dans leurs propres métiers et la difficulté qu’elles éprouvent à placer les produits de leur travail, réduisent les filles pauvres. Et il revendique, pour la femme, le monopole de tous les métiers délicats. « Si j’étais souverain, dit-il, je ne permettrais la couture et les métiers à l’aiguille qu’aux femmes et aux boiteux réduits à s’occuper comme elles[2]. » Cette idée fait son chemin : Mercier, qui est l’un des observateurs les plus pénétrants de son siècle, qui, lui, s’est penché avec sympathie sur le peuple parisien et particulièrement sur les femmes, dont il admire le courage et plaint la détresse, pose en principe que toute femme doit avoir une occupation sous peine d’être malheureuse et de devenir la proie du vice. Sans la prostitution, constate-t-il, des dizaines de milliers de femmes mourraient de faim. Est-ce là le signe d’une société bien organisée ?

Mais s’il en est ainsi c’est que, d’une part, la femme ne peut pas exercer librement tous les métiers et que, dans ceux mêmes qui sont convenables à son sexe, elle doit se défendre contre l’accablante concurrence masculine. Et Mercier esquisse de larges réformes, pour lesquelles il réclame nettement le concours du législateur. « Qui ne sent, dit-il, la nécessité d’une nouvelle loi propre à remédier à ce qui ne s’était pas vu dans les siècles anciens ? » Avant tout il faut, selon lui, poser en principe que toute femme du peuple puisse exercer, sans gêne ni contrainte, « le métier qu’elle aura choisi ».

Cela suppose de profonds changements dans les mœurs et dans les lois. Apprendre aux femmes les métiers propres à leur sexe, c’est créer une instruction professionnelle qui, à cette époque est, nous l’avons vu, presque inexistante. Leur permettre d’embrasser

  1. Dictionnaire philosophique, article Femme (Œuvres complètes).
  2. Émile, livre III (Œuvres complètes, édit. de 1846).