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Elles donnent des petits soupers fort appréciés où se pressent, non seulement philosophes et poètes, mais des femmes de la meilleure société. Mme  d’Epinay paraît aux petits soupers de Mlle  Quinault, la présidente Portai chez Sophie Arnould. Les écrivains célèbrent dans de petits vers le charme de leur accueil et telle d’entre elles, comme Mlle  Quinault, peut présider avec intelligence et esprit aux discussions les plus élevées de politique et de morale[1]. Telle autre, comme Sophie Arnould, renommée pour ses mots à l’emporte-pièce, ne craint pas d’adresser au contrôleur général Terrai des pièces de vers d’une extraordinaire hardiesse et le galant ministre ne dédaigne pas d’y répondre. Cependant il serait exagéré de faire, avec Goncourt, des courtisanes le centre de la vie intellectuelle de Paris ; elles sont, à part des exceptions illustres, bien inférieures par l’instruction et l’esprit aux femmes de la Cour. « Nous n’avons point d’Aspasie, note Mercier ; le caractère même de Ninon ne s’est pas représenté en ce siècle…, nos courtisanes se vendent et puis se vendent et encore se vendent…, elles n’ont rien des courtisanes de la Grèce. » C’est là un jugement un peu trop sévère. Quelques courtisanes furent, nous le voyons, des femmes d’esprit. D’autres furent vraiment des femmes de cœur touchées par le grand souffle de sensibilité qui, à la fin du xviiie siècle, amollit les âmes, et charitables aux misères humaines. Un jour que la Guimard s’était rendue à un rendez-vous galant et mystérieux dans les faubourgs, elle vit étalée à ses yeux la misère du peuple. Et, touchée de pitié, raconte Bachaumont, elle distribua aux pauvres une partie des 2 000 écus, « fruit de son iniquité…[2] »

Quoi qu’il en soit, les courtisanes, sorties à de rares exceptions près du bas peuple, filles de rôtisseurs ou de marchandes des quatre saisons, s’élèvent par la galanterie de plusieurs degrés dans l’échelle sociale. Elles se déclassent. Mais la souplesse de ^la femme, à cette époque particulièrement, est telle qu’elles tiennent honorablement leur place dans la société. Souvent, d’ailleurs, leur haute situation n’est que momentanée.

Quelques-unes finissent dans la plus profonde misère. Si Mlle  Clairon a la chance d’être choisie par le margrave de Beyrouth comme gouvernante et occupe dans la petite cour allemande presque le rang d’un premier ministre[3], Mlle  Deschamps est réduite à vendre son somptueux hôtel et ses meubles, Mlle  Duthé à emprunter six livres pour aller au théâtre des Italiens[4]. Sur la haute pyra-

  1. Mlle  d’Epinay. Mémoires.
  2. Bachaumont. Loc. cit.
  3. Bachaumont. Mémoires secrets.
  4. Camille Piton. Paris sous Louis XV.