Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres II.djvu/18

Cette page n’a pas encore été corrigée

LETTRES D’ÀBÉLÀRD ET D’HÉLOÏSE.

255

quelque chose, l’observerez-vous ? » Ils lui promirent qu’ils l’observeraient fidèlement. Et il leur dit : « Partout où vous entendrez dire que se trouve Arsène, n’approchez pas. » L’archevêque, dans une autre visite qu’il lui fit, envoya d’abord savoir s’il lui ouvrirait, et il lui fit cette réponse : « Si vous venez, je vous ouvrirai ; mais si je vous ouvre, il faudra que j’ouvre à tout le monde, et dès lors je ne pourrai plus rester ici. » L’archevêque, à cette réponse, dit : « Si je fais un pas de plus et que j’aille le trouver, je ne pourrai plus revenir voir ce saint homme. » Arsène dit aussi à une dame romaine attirée par sa sainteté : « Comment avez-vous osé risquer un si grand voyage ? Ignorez-vous que vous êtes femme et que vous ne devez pas sortir ? Vous avez voulu pouvoir dire aux autres femmes, de retour à Rome, que vous avez vu Arsène, et la mer sera couverte de femmes qui viendront le voir. » Celle-ci repartit : « si le Seigneur veut que je retourne à Rome, je ne laisserai venir qui que ce soit ; ce que je vous demande, c’est de prier pour moi et de vous souvenir toujours de moi. » Alors il lui dit : « je prie le Seigneur qu’il efface votre souvenir de mon cœur. » A ces mots, elle sortit toute troublée. L’abbé Marc lui ayant demandé pourquoi il fuyait les hom- mes : a le Seigneur sait, dit-il, que je les aime ; mais je ne saurais être à la fois avec Dieu et avec les hommes. »’

Les saints Pères avaient, pour le commerce et la fréquentation des hom- mes, une telle horreur, que quelques-uns d’entre eux, afin de pouvoir les tenir complètement à l’écart, feignaient la folie, et, chose inouïe, affichaient l’hérésie. Il n’y a qu’à lire, parmi les vies des Pères, celle de l’abbé Simon ; on verra comment il se prépara à la visite des magistrats de sa province ; il se couvrit d’un sac, et, prenant dans sa main du pain et du fromage, il s’assit à l’entrée de sa cellule et se mit à manger. On peut lire aussi le trait de cet anachorète qui, ayant appris qu’un certain nombre de personnes ve- naient vers lui avec des lampes, « se dépouilla de tous ses vêtements, les jeta dans le fleuve, et debout, tout nu, se mit à les laver. * Celui qui le servait, honteux à cette vue, dit aux visiteurs : « Allez-vous-en ; notre vieil- lard a perdu le sens. » Et revenant à lui, il lui dit : « Pourquoi avez-vous agi ainsi, mon père ? Tous ceux qui vous ont vu ont dit : il est possédé du démon, i — « C’est précisément ce que je désirais leur entendre dire, » répondit-il.

On pourra lire encore que l’abbé Moïse, pour éviter la visite du magistrat de sa province, se leva et s’enfuit dans un marais, et que ce magistrat, ac- compagné de son escorte, l’ayant un jour rencontré et lui disant : « Vieil- lard, ou est la cellule de l’abbé Moïse, » il lui répondit : c Pourquoi vouloir le chercher ? c’est un fou et un hérétique. » Que dire de l’abbé Pasteur, qui ne se laissa pas voir par le juge de sa province, pour délivrer de prison le fils de sa sœur qui l’en suppliait ? Ainsi, tandis que les puissants du siècle cherchent avec un pieux respect à voir les saints, les saints s’étudient, sans respect, à les écarter loin d’eux.