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XII. Je me retirai donc sur le territoire de Troyes, dans une solitude qui m’était connue, et quelques personnes m’ayant fait don d’un morceau de terrain, j’élevai, avec le consentement de l’évèque du diocèse, une sorte d’oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l’invocation de la Sainte-Trinité. Là, caché avec un de mes amis, je pouvais véritablement m’écrier avec le Seigneur : « Voilà que je me suis éloigné par la fuite, et je me suis arrêté dans la solitude.» Ma retraite ne fut pas plus tôt connue, que les disciples affluèrent de toutes parts, abandonnant villes et châteaux pour habiter une solitude, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu’ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la mousse, des tables pour des bancs de gazon.

On aurait cru vraiment qu’ils avaient à cœur de suivre l’exemple des premiers philosophes, au sujet desquels saint Jérôme, dans son IIe livre contre Jovinien, dit : « Les sens sont comme des fenêtres par où les vices s’introduisent dans l’âme. La métropole et la citadelle de l’esprit ne peuvent être prises, tant que l’armée ennemie n’a pas passé les portes. Si quelqu’un prend plaisir à regarder les jeux du cirque, les combats des athlètes, le jeu des histrions, la beauté des femmes, l’éclat des pierreries et des étoffes, et tout le reste, la liberté de son âme se trouve prise par les fenêtres de ses yeux, et alors s’accomplit cette parole du prophète : « La mort est entrée par nos fenêtres. » Lors donc que l’armée des troubles, faisant irruption, aura pénétré dans la citadelle de notre âme, où sera la liberté ? où sera la force ? où sera la pensée de Dieu ? surtout si l’on réfléchit que la sensibilité se retrace les images mêmes des plaisirs passés, réveille le souvenir des passions, force l’âme à en subir de nouveau les effets, et à accomplir, en quelque sorte, des actes imaginaires. Telles sont les raisons qui déterminèrent nombre de philosophes à s’éloigner des villes peuplées et des jardins de plaisance où ils trouvaient réunis la fraîcheur des campagnes, le feuillage des arbres, le gazouillement des oiseaux, le cristal des sources, le murmure des ruisseaux, tout ce qui peut charmer les oreilles et les yeux ; ils craignaient qu’au milieu du luxe et des jouissances, la vigueur de leur âme ne fût énervée, sa pureté souillée. Et, effectivement, il est inutile dé voir souvent les choses qui peuvent séduire, et de s’exposer à la tentation de celles dont on ne pourrait plus se passer. Voilà pourquoi les Pythagoriciens, évitant tout ce qui pouvait flatter les sens, vivaient dans la solitifde et les déserts. Platon lui-même, qui était riche, et dont Diogène foulait un jour le lit sous ses pieds souillés de boue, Platon, afin de pouvoir se livrer tout entier à la philosophie, choisit, pour siège de son académie, une campagne abandonnée et pestilentielle, loin de la ville, afin que la perpétuelle préoccupation de la maladie brisât la fougue des passions, et que ses disciples ne connussent d’autres jouissances que celles qu’ils tireraient de l’étude. Tel fut aussi, dit-on, le genre de vie des fils des prophètes, sectateurs d’Elisée. Saint Jérôme, qui