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déshonneur auquel j’allais m’exposer. Elle jurait qu’aucune satisfaction n’apaiserait son oncle ; et l’événement le prouva. Elle demandait quelle gloire elle pouvait tirer d’un mariage qui ruinerait ma gloire, et la dégraderait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d’exiger d’elle, si elle lui ravissait un tel flambeau ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l’Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Combien ne serait-il pas inconvenant et déplorable de voir un homme, que la nature avait créé pour le monde entier, asservi à une femme, et courbé sous un joug honteux ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi. Elle me représentait à la fois l’avilissement et les difficultés du mariage, difficultés que l’Apôtre nous exhorte à éviter quand il dit : « Es-tu délivré de femme ? ne cherche point femme. Se marier, pour l’homme, n’est point pécher ; ce n’est point pécher non plus pour la femme. Cependant ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner. » Et plus bas : « Je veux que vous soyez sans inquiétude, Que si je ne me rendais ni au conseil de l’Apôtre, ni aux exhortations des Saints sur les entraves du mariage, je devais au moins, disait-elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit, à ce sujet, soit par eux, soit pour eux, ainsi que le plus souvent les Saints le faisaient avec soin pour nous gourmander. Témoin, disait-elle, ce passage de saint Jérôme, — contre Jovinien, livre I, — où il rappelle que Théophraste, après avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne ces conseils de la philosophie par cette observation : « Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu de trouver une telle argumentation chez Théophraste ? » Dans le même livre, continuait-elle, saint Jérôme cite encore l’exemple de Cicéron, qui, sollicité par Hirtius d’épouser sa sœur après la répudiation de Terentia, s’y refusa formellement, disant qu’il ne pouvait donner à la fois ses soins à une femme et à la philosophie. Il ne dit pas « donner ses soins, » mais il ajoute, ce qui revient au même, « qu’il ne voulait rien faire qui pût balancer pour lui l’étude de la philosophie. »

Mais ne parlons pas, poursuivait-elle, des entraves qu’une femme apporterait à vos études de philosophie, et songez à la situation que vous donnerait une alliance légitime. Quel rapport peut-il y avoir entre les travaux de l’école et le train d’une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est-il un homme qui, livré aux méditations de l’Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d’un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l’endort, le va-et-vient du service, hommes et femmes de la maison, la malpropreté de l’enfance ? Les riches le font bien, direz-vous : oui, sans doute, parce qu’ils ont dans leurs palais ou dans leurs vastes demeures des