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paration laborieuse de mes leçons ne me permettait guère de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j’étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen plus facile pour me précipiter du faîte de ces grandeurs, et ramener, par l’humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le cœur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.

Il existait à Paris une jeune fille, nommée Héloïse. Elle était nièce d’un chanoine appelé Fulbert, lequel, par tendresse, n’avait rien négligé pour pousser l’éducation de sa pupille. Physiquement, elle n’était pas mal ; par l’étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Ces avantages de l’instruction si rares chez les femmes, ajoutaient à ses attraits : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de toutes les séductions, je pensai à entrer en rapport avec elle, et je m’assurai que rien ne serait plus facile que de réussir. J’avais une telle réputation, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je croyais n’avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j’honorasse de mon amour. Je me persuadai d’ailleurs que la jeune fille se rendrait à mes désirs d’autant plus aisément, qu’elle était instruite et aimait l’instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l’un à l’autre par un échange de lettres : la plume est plus hardie que la bouche ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.

Tout enflammé de passion, je cherchai donc l’occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui familiariseraient cette jeune fille avec moi et l’amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j’entrai en relation avec son oncle par l’intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l’engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très-voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J’alléguais pour motif que les soins d’un ménage nuisaient à mes études et m’étaient trop onéreux. Fulbert aimait l’argent. Ajoutez qu’il était jaloux de faciliter à sa nièce tous les moyens de progrès dans la carrière des belles-lettres. En flattant ces deux passions, j’obtins sans peine son consentement, et j’arrivai à ce que je souhaitais : le vieillard céda à la cupidité qui le dévorait, en même temps qu’à l’espoir que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m’invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l’école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. J’admirais sa naïveté, et ne pouvais revenir de mon étonnement : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non-seulement à instruire, mais à contraindre, à châtier, était-ce autre chose que d’offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût--