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sécuter pour mes leçons théologiques, comme avait fait Guillaume pour la philosophie.

Il y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour être supérieurs à tous les autres, C’étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. Ils étaient d’autant plus animés contre moi, qu’ils avaient d’eux-mêmes une plus haute idée. L’esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j’en eus plus tard la preuve, le vieillard m’interdit brutalement de continuer dans sa chaire le commentaire que j’avais commencé, sous le prétexte que les opinions erronées que je pourrais émettre, dans mon inexpérience de la matière, seraient mises à sa charge.

La nouvelle de cette interdiction répandue dans l’école, l’indignation fut grande : jamais l’envie n’avait si ouvertement frappé ses coups. Mais plus l’attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécutions ne firent qu’accroitre ma renommée.

V. Je revins donc peu après à Paris ; je remontai dans la chaire qui m’était depuis longtemps destinée, de laquelle j’avais été expulsé : je l’occupai tranquillement pendant quelques années. Dès l’ouverture du cours, reprenant les textes d’Ézéchiel dont j’avais commencé l’explication à Laon, je pris à tâche d’en terminer l’étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n’avait été jadis celui du philosophe. L’enthousiasme multipliait le nombre des auditeurs de mes deux cours ; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, la renommée a dû vous l’apprendre. Mais la prospérité enfle toujours les sots ; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l’âme et la brise aisément par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus d’attaques à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions ; et plus j’avançais dans la voie de la philosophie et de la théologie, puis je m’éloignais, par l’impureté de ma vie, des philosophes et des saints. Car il est certain que les philosophes, à plus forte raison, les saints, je veux dire ceux qui appliquent leur cœur aux leçons de l’Écriture, ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté. J’étais donc dévoré par la fièvre de l’orgueil et de la luxure ; la grâce divine vint me guérir malgré moi de ces deux maladies ; de la luxure d’abord, puis de l’orgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la satisfaire ; de l’orgueil que la science avait fait naître en moi, — suivant cette parole de l’Apôtre : « la science enfle le cœur », — en m’humiliant par la destruction de ce livre fameux dont je tirais particulièrement vanité et qui fut brûlé.

VI. Je veux vous initier à cette double histoire ; l’exposition des faits vous la fera mieux connaître que tous les bruits qui en ont couru ; je suivrai l’ordre des événements.

J’avais de l’aversion pour les impurs commerces de la débauche ; la pré-