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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

X. Saint Augustin, attentif à cette considération, met entre les apparences de la vertu et la vertu une telle différence, que, dans sa pensée, les œuvres n’ajoutent rien aux mérites. Voici en effet ce qu’il dit dans son Traité sur le bien conjugal : « La charité est une vertu de l’âme, non du corps. Souvent les vertus de l’âme consistent dans le simple état de l’âme ; souvent aussi elles se manifestent dans les actes extérieurs : telle la vertu des martyrs apparut dans leur courage à supporter les supplices. » Et ailleurs : « La patience était dans l’âme de Job, le Seigneur la connaissait et en rendait témoignage ; mais elle ne fut connue des hommes que par l’épreuve de la tentation. » Et encore : « En vérité, pour faire comprendre plus clairement comment la vertu consiste dans l’état de l’âme, indépendamment des œuvres, je vais citer un exemple qui ne peut laisser de doute chez aucun chrétien. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait été, dans la réalité de sa chair, sujet à la faim et à la soif, qu’il ait mangé et bu, nul ne le conteste parmi ceux qui croient a son Évangile : est-ce donc que sa vertu d’abstinence dans le boire et le manger n’était pas aussi grande que celle de saint Jean-Baptiste ? Or Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : « Il est possédé du démon. » Le Fils de l’Homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : « Voilà un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des pécheurs. » Puis, après avoir parlé de Jean et de lui-même, l’Évangéliste ajoute : « La sagesse a été justifiée par ses enfants, qui voient que la vertu de continence doit toujours consister dans l’état de l’âme, tandis que sa manifestation par les œuvres est subordonnée aux choses et aux temps, comme la vertu de la patience chez les martyrs. » De même donc que le mérite de la patience est égal chez Pierre qui a été martyrisé et chez Jean qui ne l’a pas été, de même il y a égal mérite de continence chez Jean qui ne connut pas le mariage et chez Abraham qui a engendré des enfants. En effet, le célibat de l’un et le mariage de l’autre ont également milité en leur temps pour Jésus-Christ ; mais la continence de Jean se montrait dans ses œuvres, celle d’Abraham résidait seulement dans l’état de son âme.

Ainsi à l’époque où la loi, eu égard à la longue vie des patriarches, déclarait maudit celui qui ne produirait point de postérité en Israël, celui qui ne le pouvait pas n’en produisait pas ; en esprit, il n’en accomplissait pas moins la loi. Depuis, les temps se sont accomplis, et il a été dit : « Que celui qui peut comprendre comprenne ; que celui qui est en état fasse les œuvres ; que celui qui ne veut pas faire les œuvres, ne dise pas qu’il est en état. » Paroles claires et dont il résulte que les vertus seules sont méritoires devant Dieu, et que tous ceux qui sont égaux en vertus seront traités également par lui, quelque distance qu’il y ait entre les œuvres. Aussi ceux qui sont vraiment chrétiens, tout occupés de parer l’homme intérieur de vertus nouvelles et de le purifier des vices, ne prennent point ou ne prennent que fort peu de souci de l’extérieur.

C’est pourquoi nous lisons que les Apôtres eux-mêmes se comportaient