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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

lez pas donner aux rois, ô Samuel, n’allez pas leur donner du vin ! car il n’y a plus de secret là où règne l’ivresse ; craignez que, se prenant à boire, ils n’oublient la justice et ne brouillent la cause des fils du pauvre. » Et il est écrit dans l’Ecclésiastique : « Le vin et les femmes font apostasier les sages et égarent les plus sensés. »

Saint Jérôme aussi, dans sa lettre à Népotien sur la vie des clercs, s’indigne hautement de ce que les prêtres de l’ancienne loi, s’abstenant de tout ce qui peut enivrer, l’emportent sur ceux de la nouvelle par cette abstinence. « Ne sentez jamais le vin, dit-il, de peur qu’on ne vous applique le mot du philosophe : ce n’est pas offrir un baiser, c’est faire passer la coupe du vin. » L’Apôtre condamne les prêtres qui s’adonnent au vin, et l’ancienne loi en défend l’usage : « Que ceux qui desservent l’autel, est-il dit, ne boivent ni vin ni bière. » — On appelle bière, chez les Hébreux, toute espèce de boisson capable d’enivrer, qu’elle soit le produit de la fermentation de la levure ou du suc de pomme, celui de la coction du miel ou d’autres infusions, qu’elle soit exprimée des sucs du fruit du palmier ou d’autres graines bouillies et réduites en sirop. — « Tout ce qui enivre et jette l’esprit hors de son assiette, fuyez-le comme le vin. »

Voilà donc le vin retranché des jouissances des rois, absolument interdit aux prêtres, et considéré comme le plus dangereux de tous les aliments. Cependant saint Benoît, cette émanation de l’Esprit saint, contraint par le relâchement de son siècle, en permet l’usage aux moines. « Nous lisons, il est vrai, que le vin ne convient nullement aux moines, dit-il ; toutefois, comme il est devenu impossible aujourd’hui de le leur persuader… » — Il avait lu, sans doute, ce qui est écrit dans la Vie des Pères. « Ou rapporta un jour à un abbé pasteur qu’un de ses moines ne buvait pas de vin, et il répondit : le vin ne convient nullement aux moines. » Et plus loin : « Un jour, on célébrait des messes dans le monastère de l’abbé Antoine : il s’y trouva une cruche de vin. Un des vieillards en versa dans une coupe, la porta à l’abbé Sisoi, et la lui offrit. L’abbé la prit et la vida, la prit une seconde fois et la vida encore ; mais à la troisième fois qu’on la lui offrit, il la refusa en disant : assez, mon frère ; ignorez-vous que c’est le démon ? » L’abbé Sisoi nous offre encore un exemple. Abraham dit donc à ses disciples : « S’il se présente une occasion, dans l’Église, un jour de sabbat ou un dimanche, et qu’on boive jusqu’à trois coupes, est-ce trop ? » et le patriarche répondit : « Ce ne serait pas trop, si Satan n’était pas dedans. »

IX. Est-il, je le demande, est-il un endroit où l’usage de la viande soit condamné par Dieu ou interdit aux moines ? À quelle nécessité, je vous prie, saint Benoit ne dut-il pas céder pour adoucir la rigueur de sa règle en une chose si dangereuse pour les moines et qu’il savait ne point leur convenir ? Sans doute, il reconnut qu’il n’aurait pu en persuader l’abstinence aux moines de son temps.