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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

il est dit dans la règle elle-même ? Quoi de plus insensé que de s’engager dans une route inconnue et qui n’est pas même frayée ? Quoi de plus présomptueux que de choisir et d’embrasser un genre de vie qu’on ignore, de faire des vœux qu’on ne saurait tenir ? Si la prudence est la mère de toutes les vertus, si la raison est la médiatrice de tous les biens, peut-on regarder comme un bien ou comme une vertu ce qui s’éloigne de la prudence et de la raison ? Les vertus mêmes qui dépassent le but et la mesure doivent être rangées, selon saint Jérôme, au nombre des vices. Or qui ne voit que c’est s’écarter de la raison et de la prudence que de ne pas consulter la vigueur de ceux à qui l’on impose des fardeaux, en sorte que la peine soit proportionnée aux forces données par la nature ? Fait-on porter à un âne la charge d’un éléphant ? Exige-ton des vieillards et des enfants autant que des hommes faits ? des faibles autant que des forts ? des malades autant que des gens en bonne santé ? des femmes autant que de leurs maris ? du sexe faible autant que du sexe fort ? C’est à ce propos que le pape saint Grégoire, dans le chapitre quatorzième de son Instruction pastorale, établit une distinction au sujet des avis et des commandements : « Autres sont les avis à donner aux hommes, autres ceux qui conviennent aux femmes ; à ceux-là on doit demander plus, à celles-ci moins ; s’il faut soumettre les hommes à de fortes épreuves, les plus légères suffisent à attirer doucement les femmes. »

V. Il est clair que ceux qui ont rédigé des règles pour les moines n’ont point parlé des femmes. En établissant leurs statuts, ils entendaient bien que ces règles ne pouvaient en aucune façon leur convenir ; ils ont eux-mêmes reconnu qu’il ne fallait pas imposer au taureau le même joug qu’à la génisse, et soumettre à des travaux égaux ceux auxquels la nature a donné des forces inégales. Saint Benoît, par exemple, n’a point oublié cette distinction. Rempli, pour ainsi dire, de l’esprit de tous les justes, il tient compte dans ses règles des personnes et des temps, et ordonne chaque chose en telle sorte que rien, comme il le pose lui-même en conclusion quelque part, ne se fasse qu’avec mesure. Commençant par l’abbé, il lui recommande de veiller à ses moines, de façon à se mettre en accord et en harmonie avec tous, suivant le caractère et l’intelligence de chacun, afin que son troupeau ne dépérisse pas entre ses mains, et qu’il ait la satisfaction de le voir s’accroître. Il lui recommande aussi de ne jamais perdre le sentiment de sa propre fragilité et de se souvenir qu’il ne faut pas fouler aux pieds le roseau qui chancelle. Il veut aussi qu’il fasse acception des circonstances, et se rappelle le sage raisonnement du saint homme Jacob : « Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils mourront tous en un seul jour. » Enfin, il l’engage à prendre pour bases ces conseils et les autres principes de la prudence, mère des vertus, et à tout mesurer de façon à exciter les forts, en même temps qu’à ne pas décourager les faibles.

C’est dans cette pensée de modération qu’il autorise des ménagements