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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

J’empêcherai donc ma main d’écrire si je ne puis empêcher ma langue de parler. Plût à Dieu que mon âme qui souffre fût aussi disposée que ma plume à obéir !

II. Il dépend de vous cependant d’apporter quelque soulagement à ma douleur, s’il ne vous est pas possible de la guérir entièrement. De même qu’un clou chasse l’autre, une idée nouvelle pousse l’ancienne, et l’esprit tendu en un autre sens est forcé d’abandonner les choses d’autrefois, ou du moins de les laisser dormir. Or une pensée a d’autant plus de force pour occuper l’esprit et le détacher de toutes les autres, qu’elle est considérée comme plus honnête et que l’objet vers lequel elle tend notre effort paraît plus important. Nous toutes donc, servantes de Jésus-Christ et filles de Jésus-Christ, nous supplions aujourd’hui votre paternelle bonté de nous accorder deux choses dont nous sentons l’absolue nécessité : la première, c’est de vouloir bien nous apprendre d’où l’ordre des religieuses a tiré son origine et quel est le caractère de notre profession ; la seconde, c’est de nous faire une règle, et de nous en adresser une formule écrite qui soit appropriée à des femmes, et qui fixe d’une manière définitive la vie et l’habit de notre communauté, ce dont aucun des saints Pères, que nous sachions, ne s’est jamais occupé.

III. C’est à défaut de cette institution, qu’aujourd’hui hommes et femmes sont soumis, dans les couvents, à la même règle, et que le même joug monastique est imposé au sexe faible et au sexe fort. Jusqu’à présent, les femmes et les hommes professent également la règle de Saint-Benoît, bien qu’il soit évident que cette règle a été faite uniquement pour les hommes et qu’elle ne peut être observée que par des hommes, que l’on regarde aux obligations des supérieurs ou à celles des subordonnés. Sans parler ici de tous les articles de cette règle, est-ce à des femmes que s’adressent les prescriptions sur les capuchons, les hauts-de-chausses et les scapulaires ? Qu’ont-elles à faire de ces tuniques et de ces chemises de laine, dont le mouvement périodique du sang leur rend l’usage tout à fait impossible ? En quoi les touche l’article qui ordonne à l’abbé de lire lui-même l’Évangile et de commencer l’hymne après cette lecture ? Et celui qui établit qu’une table particulière sera dressée pour les pèlerins et les hôtes qu’il présidera ? Convient-il à nos vœux qu’une abbesse donne jamais l’hospitalité à des hommes ou qu’elle prenne ses repas avec ceux qu’elle aurait reçus ? Ô combien les chutes sont faciles dans cette réunion des hommes et des femmes sous le même toit, surtout à la table, siége de l’intempérance et de l’ivresse ; à la table, où il est si doux d’approcher les lèvres de la coupe qui verse la luxure avec le vin !

Saint Jérôme prévoyait ce danger, lorsque, écrivant à une mère et à sa fille, il leur dit : « Il est difficile de conserver la chasteté dans les festins. » Ovide lui-même, ce professeur de débauche et de luxure, s’attache à décrire, dans son livre de l’Art d’aimer, les occasions de libertinage qu’offrent par-