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moi, et qui ne le sera pas moins pour vous que pour moi, du jour où votre douleur s’apaisant laissera un accès à la voix de la raison. Ne vous plaignez pas d’être la cause d’un si grand bien, d’un bien en vue duquel il est évident que Dieu vous a particulièrement créée. Ne gémissez pas sur ce que j’ai pu supporter, ou bien pleurez alors, pleurez aussi sur les souffrances des martyrs et sur la mort de Notre-Seigneur lui-même, salut du monde. Si j’avais mérité ce qui m’est arrivé, vous en auriez donc moins souffert, vous en seriez donc moins affligée ? Ah ! certes, s’il en était ainsi, vous seriez d’autant plus touchée de ce malheur qu’il serait pour moi une honte, pour mes ennemis un honneur. Pour eux en effet, dès lors, la satisfaction de la justice et l’éloge ; pour moi, la faute et le mépris ; pour eux plus de reproches, pour moi plus de pitié.

Cependant, pour adoucir l’amertume de votre douleur, je voudrais encore démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu’utile, et que Dieu a eu plus de raisons de nous punir après notre union, que pendant que nous vivions dans le désordre.

Après notre mariage, vous le savez, et pendant votre retraite à Argenteuil au couvent des religieuses, je vins secrètement vous rendre visite, et vous vous rappelez à quels excès la passion me porta sur vous dans un coin même du réfectoire, faute d’un autre endroit où nous pussions nous retirer. Vous savez, dis-je, que notre impudicité ne fut pas arrêtée par le respect d’un lieu consacré à la Vierge. Fussions-nous innocents de tout autre crime, celui-là ne méritait-il pas le plus terrible des châtiments ? Rappellerai-je maintenant nos anciennes souillures et les honteux désordres qui ont précédé notre mariage, l’indigne trahison enfin dont je me suis rendu coupable envers votre oncle, moi son hôte et son commensal, en vous séduisant si impudemment ? La trahison n’était-elle pas juste ? Qui pourrait en juger autrement, de la part de celui que j’avais le premier si outrageusement trahi ? Pensez-vous qu’une blessure, une souffrance d’un moment ait suffi à la punition de si grands crimes ? Que dis-je ? de tels péchés méritaient-ils une telle grâce ? Quelle blessure pouvait expier aux yeux de la justice divine la profanation d’un lieu consacre à sa sainte Mère ? Certes, à moins que je me trompe bien, une blessure si salutaire compte moins pour l’expiation de ces fautes que les épreuves sans relâche auxquelles je suis soumis aujourd’hui.

Vous savez aussi qu’au moment de votre grossesse, quand je vous ai fait passer dans mon pays, vous avez revêtu l’habit sacré, et que, par cet irrévérencieux déguisement, vous avez outragé la profession à laquelle vous appartenez aujourd’hui ? Voyez, après cela, si la justice, que dis-je ? si la grâce divine a eu raison de vous pousser malgré vous dans l’état monastique dont vous n’avez pas craint de vous jouer. Elle a voulu que l’habit que vous avez profané servit à expier la profanation, que la vérité fût le remède du travestissement et en réparât la fraude sacrilége.