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la conduite de ceux qui, brûlant du vain désir des gloires de ce monde, se privent des biens de ce monde : malheureux ici-bas, comme dans l’éternité. Telle la continence des vierges folles qui sont repoussées du seuil de l’époux.

C’est encore à bon droit qu’elle dit, qu’aimée parce qu’elle est noire et belle, comme il est écrit, le roi l’a introduite dans sa chambre, c’est-à-dire dans ce lieu de retraite et de contemplation, dans cette couche dont elle dit ailleurs : « Durant les nuits, j’ai cherché dans ma couche celui que mon âme chérit. » Car la couleur noire de son teint se plaît dans l’ombre plutôt qu’à la lumière, et dans la solitude plutôt que dans la foule. Une telle épouse recherche les secrètes jouissances plutôt que les joies publiques du mariage ; elle aime mieux se faire sentir au lit que se faire voir à table. Souvent d’ailleurs il arrive que la peau des femmes noires, moins agréable à la vue, est plus douce au toucher, et que les plaisirs cachés qu’on goûte dans leur amour sont plus délicieux et plus charmants que ceux que procure l’admiration de la foule ; aussi leurs maris, pour jouir de leurs attraits, aiment-ils mieux les introduire dans leur chambre que les produire dans le monde. C’est conformément à cette image, que l’épouse céleste, après avoir dit : « Je suis noire, mais belle, » ajoute aussitôt : « Voilà pourquoi le roi m’a aimée et m’a introduite dans sa chambre ; » rapprochant ainsi la cause de l’effet : « parce que je suis belle, il m’a aimée ; parce que je suis noire, il m’a introduite. » Belle au dedans, ainsi que je l’ai dit, par les vertus que chérit l’époux ; noire au dehors des traces de ses adversités et de ses tribulations corporelles. Cette noirceur même des tribulations corporelles arrache aisément le cœur des fidèles à l’amour des choses terrestres, pour les suspendre aux désirs de l’éternelle vie ; souvent elle les enlève à la tumultueuse agitation de la vie du siècle et les pousse vers les mystères de la vie contemplative. C’est ainsi que, selon saint Jérôme, saint Paul embrassa le premier notre genre de vie, je veux dire la vie monacale.

Ces voiles grossiers aussi sont faits pour la retraite plutôt que pour le monde ; ils sont proprement en harmonie avec la pauvreté et la solitude qui conviennent au caractère de nos vœux. Car rien n’excite plus vivement à se produire en public que le luxe de la toilette, luxe qu’on ne recherche qu’en vue des pompes de ce monde et d’une vaine gloire, ainsi que le démontre saint Grégoire par ces paroles : « On ne se pare point dans la solitude ; on ne se pare que là où on peut être vu. »

Quant à cette chambre dont parle l’épouse, c’est celle que l’époux désigne lui-même pour la prière, dans le passage où il dit : « Mais toi, quand tu voudras prier, entre dans ta chambre et ferme la porte pour prier ton Père ; » en d’autres termes : « tu ne prieras pas sur les places et dans les lieux publics, comme les hypocrites. » Il entend donc par cette chambre un endroit retiré, loin de l’agitation et de la présence du siècle, où il soit possible de prier avec une effusion plus calme et plus pure. Telles les retraites des maisons monastiques, où la règle prescrit de clore sa porte, c’est-à-dire