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aussi de s’abstenir du mal. Mais en vain fait-on le premier pas, s’il n’est suivi du second, ainsi qu’il est écrit : « Éloigne-toi du mal et fais le bien ; » En vain même, pratiquerait-on ces deux préceptes, si ce n’est pas l’amour de Dieu qui vous conduit.

Or, dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu’ici c’est vous plutôt que lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à vous bien plus qu’à lui-même que j’ai le désir de plaire. C’est un mot de vous qui m’a fait prendre l’habit monastique, et non la vocation divine. Voyez quelle vie infortunée, quelle vie misérable entre toutes que la mienne, si tout cela est perdu pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récompense. Ma dissimulation, sans doute, vous a longtemps trompé comme tout le monde ; tous avez attribué à un sentiment de piété ce qui n’était qu’hypocrisie. Et voilà pourquoi vous vous recommandez à nos prières, pourquoi vous réclamez de moi ce que j’attends de vous.

VI. Ah ! je vous en conjure, n’ayez pas de moi une opinion si haute : il m’est trop nécessaire que vous ne cessiez point de me prêter assistance. Gardez-vous de penser que je sois guérie : je ne puis me passer du secours de vos soins. Gardez-vous de me croire au-dessus de tout besoin ; il y aurait danger à me faire attendre un secours indispensable à ma misère. Gardez-vous de m’estimer si forte : je pourrais tomber, avant que votre main ne vint me soutenir. La flatterie a causé la perte de bien des âmes, en leur enlevant l’appui qui leur était indispensable. Le Seigneur nous crie par la bouche d’Isaïe : « Ô mon peuple, ceux qui t’exaltent te trompent et t’égarent ; » et par la bouche d’Ézéchiel : « Malheur à vous qui placez des coussins sous les coudes et des oreillers sous la tête du monde pour abuser les âmes ! » Tandis qu’il est dit par Salomon : « Les paroles des sages sont comme des aiguillons, comme des clous enfoncés profondément, qui ne savent pas effleurer une plaie, mais qui la déchirent. »

Trêve donc, je vous en prie, à vos éloges, si vous ne voulez pas encourir le honteux reproche adressé aux artisans de flatterie et de mensonge. Ou si vous croyez qu’il y ait en moi quelque reste de vertu, prenez garde que vos éloges ne le fassent évanouir au souffle de la vanité. Il n’est point de médecin habile en son art qui, aux symptômes extérieurs, ne reconnaisse le mal du dedans. Et tout ce qui est commun aux réprouvés et aux élus est sans mérite aux yeux de Dieu. Or telles sont les pratiques extérieures, que parfois les vrais justes négligent, tandis que nul ne s’y conforme avec autant de zèle que les hypocrites, « Le cœur de l’homme est mauvais et insondable ; qui le connaîtra ? » — « L’homme a des voies qui paraissent droites et qui aboutissent à la mort. » — Le jugement de l’homme est téméraire dans les choses dont l’examen est réservé à Dieu seul. — C’est pourquoi il est écrit : « Vous ne louerez pas un homme pendant sa vie. » Cela veut dire qu’il ne faut pas louer un homme, de peur que, tandis que vous le louez, il ne soit déjà plus louable.