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fait la remarque. « J’ai trouvé, dit-il, plus de cœurs qui ont conservé leur innocence que de cœurs qui ont fait pénitence. » Quant à moi, ces voluptés de l’amour que nous avons goûtées ensemble m’ont été si douces, que je ne puis m’empêcher d’en aimer le souvenir, ni l’effacer de ma mémoire. De quelque côté que je me tourne, elles se présentent, elles s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles réveillent ; leurs illusions n’épargnent même pas mon sommeil. Il n’est pas jusqu’à la solennité de la messe, là où la prière doit être si pure, pendant laquelle les licencieuses images de ces voluptés ne s’emparent si bien de ce misérable cœur, que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de l’oraison. Je devrais gémir des fautes que j’ai commises, et je soupire après celles que je ne puis plus commettre.

Ce n’est pas seulement notre délire, ce sont les heures, ce sont les lieux témoins de notre délire, qui sont si profondément gravés dans mon cœur avec votre image, que je me retrouve avec vous dans les mêmes lieux, aux mêmes heures, dans le même délire : même en dormant, je ne trouve point le repos. Parfois les mouvements de mon corps trahissent les pensées de mon âme ; des mots m’échappent, que je n’ai pu retenir. Ah ! je suis vraiment malheureuse, et elle est bien faite pour moi cette plainte d’une âme gémissante ; « Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps déjà mort ? Plut au ciel que je puisse ajouter avec vérité ce qui suit : « c’est la grâce de Dieu, par Jésus-Christ, notre Seigneur ! » Cette grâce, ô mon bien-aimé, vous est venue, à vous, sans que vous la demandiez : une seule plaie de votre corps, en apaisant en vous ces aiguillons du désir, a guéri toutes les plaies de votre âme ; et tandis que Dieu semblait vous traiter avec rigueur, il se montrait, en réalité, secourable : tel le médecin fidèle qui ne craint pas de faire souffrir son malade pour assurer sa guérison. Chez moi, au contraire, les feux d’une jeunesse ardente au plaisir et l’épreuve que j’ai faite des plus douces voluptés irritent ces aiguillons de la chair ; et les assauts sont d’autant plus pressants, que plus faible est la nature qui leur est en butte.

On vante ma chasteté : c’est qu’on ne voit pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la pureté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps, et non celle de l’âme. Je suis glorifiée parmi les hommes, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit clair dans nos ténèbres. On loue ma religion dans un temps où la religion n’est plus qu’hypocrisie, où, pour être exaltée, il suffit de ne point heurter les préjugés du monde.

Il se peut qu’il y ait quelque mérite, même aux yeux de Dieu, à ne point scandaliser l’Église par de mauvais exemples, quelles que soient d’ailleurs les intentions, et à ne point donner aux infidèles le prétexte de blasphémer le nom du Seigneur, aux libertins l’occasion de diffamer l’ordre auquel on a fait vœu d’appartenir. Cela même peut être, je le veux bien, un don de la grâce divine qui a pour effet d’apprendre non-seulement à faire le bien, mais