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J’eus grand’peine à leur échapper, sous la conduite d’un des puissants du pays. Mêmes périls me menacent encore, et tous les jours, je vois le glaive levé sur moi. À table même, je puis à peine respirer, ainsi qu’il est dit de cet homme qui plaçait le bonheur suprême dans la puissance et dans les trésors de Denys le Tyran, et qui, à la vue d’une épée suspendue sur sa tête par un fil, apprit de quelle félicité sont accompagnées les grandeurs de la terre. Voilà le supplice que j’éprouve à tout instant du jour, moi, pauvre moine élevé à la prélature, et devenu plus misérable en devenant plus grand, afin que, par mon exemple aussi, les ambitieux mettent un frein à leur désir.

Ô mon très-cher frère en Jésus-Christ, mon vieil ami, mon intime compagnon, qu’il me suffise d’avoir, en regard de votre affliction et de l’injustice qui vous a frappé, retracé ces traits des infortunes qui, depuis le berceau, n’ont pas cessé de m’accabler. J’ai voulu, comme je vous le disais en commençant, que, comparant vos épreuves aux miennes, vous pussiez conclure qu’elles ne sont rien ou peu de chose, et que vous arriviez à les supporter avec plus de patience, les trouvant plus légères. Prenez en consolation ce que le Seigneur a prédit à ses membres touchant les membres du démon : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; si le monde vous hait, sachez que, le premier de tous, j’ai éprouvé la haine du monde ; si vous aviez été du monde, le monde aurait aimé ce qui lui appartenait ; » et ailleurs : « Tous ceux, dit l’Apôtre, qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront la persécution ; » et encore : « Je ne cherche point à plaire aux hommes : si je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur de Dieu ; » et le Psalmite : « Ceux qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a rejetés. » C’est dans cet esprit que saint Jérôme, dont je me regarde comme l’héritier pour les calomnies de la haine, dit dans sa lettre à Népotien : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Il a cessé de plaire aux hommes, et il est devenu le serviteur du Christ. » Le même, écrivant à Asella sur les faux amis, dit : « Je rends grâce à mon Dieu de m’avoir fait digne de la haine du monde ; » et au moine Héliodore : « C’est une erreur, mon frère, oui, c’est une erreur de croire que le chrétien puisse jamais éviter la persécution : notre ennemi, comme un lion rugissant, rôde autour de nous et cherche à nous dévorer. Est-ce là une paix ? Le voleur est en embuscade et guette les riches. »

Encouragés par ces enseignements et par ces exemples, sachons donc supporter les épreuves avec d’autant plus de confiance qu’elles sont plus injustes. Si elles ne servent pas à nos mérites, elles contribuent du moins, n’en doutons pas, à quelque expiation. Et puisque une divine ordonnance préside à toute chose, que chaque fidèle, au moment de l’épreuve, se console par la pensée qu’il n’est rien que la souveraine bonté de Dieu laisse accomplir en dehors de l’ordre providentiel, et que tout ce qui arrive contrai-