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DOUZE ANS DE SÉJOUR

Quand j’appris au Sultan que nous allions quitter Toudjourrah, il me témoigna son contentement de me voir partir, et ne put s’empêcher de m’avouer qu’il était malheureusement à la solde des Anglais, et que ni lui ni ses compatriotes n’étaient plus les maîtres chez eux ; et comme il ne se trouvait pas de barque libre, sur-le-champ, il nous en nolisa une d’autorité. Le vieux Saber était tout triste.

— Va, mon fils, me dit-il. À choisir, j’aimerais mieux votre position que celle de tous ces gens ; et il y a ici plus d’un honnête musulman qui pense comme moi. J’espère vivre assez pour pouvoir passer la mer et me retirer dans le pays de mes pères, où l’hospitalité et le culte des aïeux sont encore pratiqués. Va ; qu’Allah te guide ! Respecte les vieillards comme tu l’as fait en moi ; et la terre reverdira sous tes pas.

En parlant ainsi, il m’accompagna jusque loin de sa maison ; il dut s’asseoir sur une pierre pour se reposer ; et je m’éloignai de lui pour toujours.

Dès que les effets furent embarqués, les partisans du Sultan manifestèrent leur joie ; les hommes du parti contraire restèrent dans leurs maisons, et je fis parmi eux ma tournée d’adieu. Deux hommes seulement eurent le courage de nous faire la conduite jusqu’à notre barque.

Les plateaux de la haute Éthiopie, dont l’accès se hérissait pour nous de difficultés, devinrent à mes yeux comme une terre promise. Le serment qui me liait au Dedjadj Birro m’incitait à de nouveaux efforts ; et avec l’énergie et l’abnégation que donne l’âge où nous étions, nous décidâmes de tout affronter, plutôt que de renoncer à notre entreprise. Je proposai cependant à mon frère de rentrer en France pour y rétablir sa vue,