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DANS LA HAUTE-ÉTHIOPIE

ciper à la vie de ce peuple éthiopien, espèce de palimpseste vivant, où il trouvera entassées et confondues, ici en caractères inaltérés, là frustes ou indéchiffrables, les traces de mœurs, de lois, d’habitudes, de coutumes, de formes de la matière ou de l’esprit qui ont prévalu les unes dans les temps homériques, les autres à Athènes, à Rome, à Memphis, dans l’Inde, en Judée, ou durant le moyen âge en Europe, et enfin dans les premiers temps islamiques. Et lorsqu’après des recherches pénibles le voyageur, vieilli, s’en retourne par ce chemin, s’il a su s’identifier avec le peuple qu’il quitte, ce n’est point sans étonnement qu’il se considère et qu’il retrouve les premières impressions de l’être qu’il était au début de son voyage. Heureux s’il a acquis un peu de sagesse !

Dans la soirée, le Bahar Negach, après m’avoir regardé quelque temps en dessous, avec ses yeux gris ronds et brillants, me dit de sa voix rauque :

— Mikaël, depuis que tu es dans ma maison je te suis des yeux et t’écoute, parce que, avant de déclarer ma pensée à un homme, j’aime à m’assurer de ce qu’il est. J’ai tâché de concilier avec ta personne ce que mon fils et d’autres m’ont rapporté de toi ; tu me conviens, je te donne la bienvenue. Mon hydromel est ardent comme l’éclair, mais tu n’en bois pas. Si tu voulais des repas délicats, je te dirais : retourne ou va-t-en plus loin. Contrairement à ceux de ta race, tu te nourris de lait ; nos vaches agiles en donnent peu, mais il est savoureux. Cette nourriture, qu’on nous reproche comme trop primitive, fait la force et le courage de nos jeunes hommes ; tu en boiras avec eux. Mauvaise race que ces gens du Samèn ! Si le Tegraïe avait quelques hommes comme moi, nous aurions fait dire depuis longtemps : « Où donc était la demeure