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DOUZE ANS DE SÉJOUR

l’excès de chair dont il s’était gorgé. Je l’abattis d’un coup de carabine. Il n’était pas encore mort, et nous pûmes assister à son agonie. Cette phase dernière est ordinairement fort belle chez les oiseaux de proie. Celui-ci se débattait par moments avec violence, et maintenait à coups d’aile, au milieu des spectateurs, un espace libre, son aire suprême ; il contractait à vide ses puissantes serres, frappait le sol de sa tête, se levait, retombait. Un instant il put se dresser, appuyé sur ses ailes, et, en ondulant son long col, il rejeta devant nous des lambeaux de chair humaine. Les soldats révoltés lui écrasèrent la tête à coups de talon de javeline. Il mesurait plus de six pieds d’envergure. On se remit joyeusement en route, car les indigènes attribuent un effet propitiatoire au sang répandu, surtout à celui d’un animal sauvage.

Aceni-Deureusse avait la réputation d’être brave et très-habile à la guerre de partisan ; aussi nos gens, étonnés de leur facile victoire, se tenaient-ils sur leurs gardes. Environ deux cents hommes allaient en éclaireurs ; une bonne troupe fermait notre marche, et, toute la nuit, la moitié de notre monde resta sous les armes. Le jour suivant, aux environs d’une forêt, le terrain devint difficile ; Ymer-Goualou nous forma en ordre de combat, et bientôt nos éclaireurs se replièrent, annonçant la présence de l’ennemi.

C’est un spectacle toujours intéressant que de voir l’homme à l’approche du danger. Les uns s’interpellaient gaîment ; d’autres riaient de ce rire particulier qui prend aux natures nerveuses et énergiques ; plusieurs débitaient avec fracas leur bardit ou thême de guerre ; quelques-uns se recueillaient en frissonnant ; bon nombre décélaient malgré eux leur incertitude ; d’autres enfin entonnaient les mâles refrains de chants