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qu’un seul remède : c’est la mort de ceux qu’elle possède. Si la fortune est tellement propice à un homme vertueux, qu’elle lui enlève ses rivaux par une mort naturelle, il peut alors monter sans opposition au faite de la gloire, puisqu’il peut faire éclater sans obstacle une vertu qui ne saurait plus offenser personne. Mais quand il n’a pas ce bonheur, il faut qu’il cherche à se défaire de ses rivaux par tous les moyens ; et avant de rien entreprendre, il doit n’en épargner aucun pour surmonter cette difficulté.

Quiconque lira la Bible dans le sens propre verra que Moïse fut contraint, pour affermir ses lois et ses institutions, de massacrer une foule d’individus qui, par envie seulement, s’opposaient à ses desseins.

Le frère Jérôme Savonarola était convaincu de cette nécessité ; Pierre Soderini, gonfalonier de Florence, ne la connaissait pas moins. Cependant Savonarola ne put parvenir à la surmonter, parce qu’il n’avait point l’autorité nécessaire, et qu’il ne fut pas compris par ceux qui le suivaient, et qui en auraient eu le pouvoir. Il fit bien tout ce qui dépendait de lui ; et ses prédications sont remplies d’accusations et de reproches contre les sages de ce monde, appelant ainsi les envieux et ceux qui s’opposaient à ses plans de réforme.

De son côté, Soderini s’imaginait que le temps, que sa bonté, que ses richesses, qu’il prodiguait à chacun, parviendraient enfin à éteindre cette envie ; car il se voyait encore à la fleur de l’âge, et les faveurs que lui attirait chaque jour sa conduite lui persuadaient qu’il s’élèverait enfin sans aucun scandale, sans violence et sans désordre, au-dessus de tous ceux qui, par jalousie, s’opposaient à ses desseins : ne sachant pas qu’il ne faut rien attendre du temps ; que la bonté ne suffit point ; que la fortune varie sans cesse, et que la méchanceté ne trouve aucun don qui l’apaise. Aussi tous deux succombèrent, et leur ruine n’eut d’autre cause que de n’avoir pu ni su vaincre l’envie.