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sont heureux ne les désirent pas avec moins d’empressement que ceux dont le sort est à plaindre : en effet, comme je l’ai déjà dit et comme le prouve l’expérience, les hommes se tourmentent dans le bonheur même, et se plaignent dans l’adversité ; ce désir fait tomber toutes les barrières devant celui qui, dans un pays, se met à la tête d’un changement : s’il est étranger, on se précipite à sa suite ; s’il est du pays, on l’entoure, on le sert, on le fortifie ; et, quelle que soit sa manière d’agir, il obtient bientôt les plus vastes résultats. En second lieu, les hommes sont excités par deux puissants mobiles : l’affection ou la crainte ; et il est aussi facile à celui qui se fait craindre de commander, qu’à celui qui se fait aimer : on a vu même plusieurs fois le chef redouté, obéi et suivi avec plus d’empressement que celui qu’on aimait. Il importe donc peu à un capitaine de suivre l’une ou l’autre de ces deux voies, pourvu qu’il soit doué d’un courage supérieur, et que cette qualité l’ait mis en réputation parmi les hommes. Lorsqu’elle est portée à un degré aussi éminent que dans Annibal et Scipion, elle couvre toutes les fautes que l’on pourrait commettre pour se faire trop chérir ou trop redouter ; car de ces deux manières d’agir peuvent naître des inconvénients assez graves pour causer la ruine d’un prince.

En effet, celui qui désire trop se faire aimer, pour peu qu’il s’écarte des justes bornes, n’obtient que le mépris : celui, au contraire, qui ne cherche qu’à se faire craindre, et qui dépasse le but, devient l’objet de la haine. Marcher entre ces deux excès est une chose absolument impossible, à laquelle la nature même de l’homme se refuse. Il est donc nécessaire de les balancer par des qualités aussi extraordinaires que celles d’Annibal et de Scipion.

Cependant on voit que les principes qui dirigeaient leur conduite leur furent aussi préjudiciables qu’ils leur avaient été avantageux. Nous avons parlé de la gloire qu’ils leur