Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/430

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien au monde qui les irrite davantage ou qui excite dans leur cœur un plus profond courroux que les reproches qu’on leur adresse sérieusement ou pour plaisanter : Nam facetiœ asperœ, quando nimium ex vero traxere, acrem sut memoriam relinquunt.



CHAPITRE XXVII.


Il doit suffire aux princes et aux gouvernements sages d’obtenir la victoire ; ceux qui veulent aller au delà y trouvent ordinairement leur perte.


Les paroles injurieuses qu’on profère contre un ennemi naissent le plus souvent de l’orgueil qu’inspire ou la victoire ou la fausse espérance de vaincre. Ce faux espoir porte non-seulement les hommes à se tromper dans leurs discours, mais même dans leurs désirs ; car, lorsque cet espoir s’insinue dans le cœur des hommes, il les pousse au delà du but, et leur fait perdre le plus souvent l’occasion d’obtenir un bien assuré, dans l’espérance d’en acquérir un plus grand, mais incertain. Comme c’est une matière qui mérite l’attention la plus sérieuse, et que la plupart des hommes se laissent entraîner par cette erreur, au grand détriment de l’État, j’ai cru devoir en exposer plus particulièrement les inconvénients, par des exemples tirés de l’histoire ancienne et de la moderne, le raisonnement ne pouvant avoir l’autorité toute-puissante des faits.

Annibal, après avoir mis les Romains en déroute à la bataille de Cannes, envoya sur-le-champ des députés à Carthage, pour y annoncer sa victoire et demander des secours. On disputa dans le sénat sur ce qu’il y avait à faire. Hannon, vieux et sage citoyen de Carthage, conseillait d’user du succès avec modération, en faisant la paix avec les Romains lorsque la victoire pouvait faire espérer des conditions avantageuses, et de ne pas atten-