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CHAPITRE LI.


Une république ou un prince doivent paraître exécuter par grandeur d’âme ce qu’ils font par nécessité.


Les hommes que la prudence dirige savent se faire un mérite de toutes leurs actions, même de celles auxquelles la nécessité les contraint. Le sénat de Rome se conduisit avec sagesse lorsqu’il décida qu’on entretiendrait aux dépens du public les hommes qui combattaient pour l’État, et qui jusqu’alors avaient fait la guerre à leurs frais. Le sénat voyait bien qu’en maintenant ce dernier usage, il ne pourrait faire de longues guerres, ni par conséquent assiéger aucune ville, ni conduire les armées loin de Rome, entreprises dont la nécessité était évidente à ses yeux : il ne balança pas à donner aux troupes une solde ; mais il s’y prit de manière à se faire un mérite de la nécessité qui l’y contraignait. Cette faveur fut tellement agréable à la multitude, que Rome entière se livra aux transports de la joie la plus effrénée ; ce bienfait parut si important à ses yeux, qu’elle n’aurait jamais osé l’espérer, qu’elle n’aurait même jamais cherché à l’obtenir d’elle-même. Et quoique les tribuns s’efforçassent d’atténuer cette faveur en faisant voir qu’une semblable mesure, loin d’alléger les charges du peuple, ne faisait qu’aggraver son sort, puisqu’il serait nécessaire d’établir de nouveaux impôts pour subvenir à cette solde, néanmoins ils ne purent empêcher le peuple de l’accepter avec reconnaissance. Le sénat même sut encore ajouter à ce bienfait, par la manière dont l’impôt fut réparti, car les charges les plus considérables furent imposées à la noblesse, et elles furent les premières acquittées.