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CHAPITRE XXXVII.


Des tumultes qu’excita dans Rome la loi agraire, et combien il est dangereux de faire, dans une république, des lois qui aient des effets rétroactifs et qui choquent d’antiques coutumes.


C’est une remarque qu’on trouve dans les écrivains de l’antiquité : que les hommes se plaignent dans le mal et se tourmentent dans le bien : et que ces deux inclinations, quoique d’une nature différente, produisent cependant les mêmes résultats. S’ils ne combattent point par nécessité, c’est par ambition qu’ils combattent. Cette passion a de si profondes racines dans leur cœur, que, quelque élevé que soit le rang où ils montent, elle ne les abandonne jamais. C’est que la nature a créé les hommes avec la soif de tout embrasser et l’impuissance de tout atteindre ; et le désir d’avoir l’emportant sans cesse sur la faculté d’acquérir, il en résulte un dégoût secret de ce qu’ils possèdent, auquel se joint le mécontentement d’eux-mêmes. De là naissent les changements qu’éprouve leur fortune. Les uns, en effet, désirant acquérir davantage, les autres craignant de perdre ce qu’ils ont acquis, on en vient à la rupture, puis à la guerre, qui enfante à son tour la destruction d’un empire pour servir à l’élévation d’un autre.

Ce que je viens de dire m’a été inspiré par la conduite que tint le peuple romain lorsqu’il eut créé les tribuns pour s’opposer aux prétentions de la noblesse. Cette mesure, à laquelle il avait été poussé par la nécessité, lui était à peine accordée, qu’elle ne put suffire à son ambition, et il recommença le combat avec la noblesse, dont il voulut partager les richesses et les honneurs, les deux biens les plus estimés des hommes. De là ces dissensions qui, semblables à une épidémie, envahirent