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Si une autorité qui n’est limitée par aucune loi est accordée pour un long espace de temps, et j’appelle ainsi une année et davantage, elle sera toujours dangereuse ; et les résultats nuisibles ou avantageux qu’elle pourra avoir dépendront de la perversité ou de la vertu des hommes auxquels on l’aura confiée.

Si l’on fait attention au pouvoir qu’avaient les décemvirs et à celui des dictateurs, on verra combien celui des premiers était incomparablement supérieur. Le dictateur, laissant subsister les tribuns, les consuls, le sénat, avec toute leur autorité, ne pouvait ravir cette autorité ; et quand il aurait pu ôter le consulat à un citoyen, ou chasser un sénateur du sénat, il lui eût été impossible de détruire en entier cet auguste corps, et d’établir des lois nouvelles. Il en résultait que le sénat, les consuls et les tribuns, ayant toujours en main la même puissance, se trouvaient être comme ses surveillants, et l’empêchaient de s’écarter des bornes du devoir.

Mais la création des décemvirs offrit un spectacle tout opposé. A peine institués, ils abolirent les consuls et les tribuns, s’arrogèrent le droit de faire des lois, et affectèrent en tout l’autorité qui n’appartenait qu’au peuple. Placés seuls ainsi à la tête du gouvernement, délivrés des consuls, des tribuns, et de l’appel au peuple, aucun regard ne veilla plus sur leur conduite, et, dès la seconde année, l’ambition d’Appius suffit pour faire éclater toute leur insolence.

Il faut donc remarquer qu’en avançant qu’une autorité conférée par les libres suffrages d’un peuple ne pouvait offrir de dangers, je supposais l’exemple d’une république qui ne se décide à donner cette autorité qu’avec toutes les précautions nécessaires, et pour un temps toujours limité. Mais quand un peuple, ou séduit ou aveuglé, se résout à la confier aussi imprudemment que les Romains le firent aux décemvirs, on doit s’attendre aux mêmes conséquences.