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croit et veut tout le contraire dans un autre, opinion dont M.  Bayle a bien fait sentir le ridicule en quelques endroits de son dictionnaire.

Ou bien, s’il n’y a rien dans la nature que l’esprit universel et la matière, il faudra dire que si ce n’est pas l’esprit universel lui-même, qui croit et veut des choses opposées en différentes personnes, que c’est la matière qui est différente et agit différemment ; mais si la matière agit, à quoi bon cet esprit universel ? Si la matière n’est qu’un premier passif, ou bien un passif tout pur, comment lui peut-on attribuer ces actions ? Il est donc bien plus raisonnable de croire qu’outre Dieu, qui est l’actif suprême, il y a quantité d’actifs particuliers, puisqu’il y a quantité d’actions et passions particulières et opposées, qui ne sauraient être attribuées à un même sujet, et ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières.

On sait aussi qu’il y a des degrés en toutes choses. Il y a une infinité de degrés entre un mouvement tel qu’on voudra et le parfait repos, entre la dureté et la parfaite fluidité qui soit sans résistance aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de même une infinité de degrés entre un actif tel qu’il puisse être et le passif tout pur. Et par conséquent il n’est pas raisonnable de n’admettre qu’un seul actif, c’est-à-dire l’esprit universel, avec un seul passif, c’est-à-dire la matière.

Il faut encore considérer que ma manière n’est pas une chose opposée à Dieu, mais qu’il la faut opposer plutôt à l’actif borné, c’est-à-dire à l’âme ou à la forme. Car Dieu est l’être suprême, opposé au néant, dont la matière résulte aussi bien que les formes, et le passif tout pur est quelque chose de plus que le néant, étant capable de quelque chose, au lieu que rien ne se peut attribuer au néant. Ainsi il faut faire figurer avec chaque portion particulière de la matière des formes particulières, c’est-à-dire des âmes et esprits, qui y conviennent.

Je ne veux point recourir ici à un argument démonstratif, que j’ai employé ailleurs, et tiré des unités ou choses simples, où les âmes particulières sont comprises, ce qui nous oblige indispensablement non seulement d’admettre les âmes particulières, mais d’avouer encore qu’elles sont immortelles par leur nature et aussi indestructibles que l’univers, et, qui plus est, que chaque âme est un miroir de l’univers à sa manière sans aucune interruption, et qui contient dans son fond un ordre répondant à celui de l’univers même, que les âmes varient et représentent d’une infinité de façons,